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DON JUAN AU BUCHER

 

 

(Don Giovanni al rogo)

 

 

 

 

(pièce en deux temps)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[Droits protégés par la “Società Italiana degli Autori e degli Editori (S.I.A.E.)”]


 

 

 

PERSONNAGES:

 

LE ROI ALPHONSE XI DE CAST1LLE. 14 ans

CONSALVO

VECTOR – 1er CONSEILLER

GURGI – 2ème CONSEILLER

LADOG – 3ème CONSEILLER

DON JUAN – MISTER JOHANN

CATALINON – LUCAS

DONNA ANNA – MADAME GORAK

Nobles, domestiques, soldats, hommes d'affaires, gens du peuple

 

 

 

 

 

L'action se déroule à l'intérieur d'une église espagnole du XIVème siècle et dans divers décors de nos jours. Les déplacements d'un lieu à l'autre seront séparés par de très brefs intervalles d'obscurité. Pour faciliter l'exposition, imaginons les structures de la nef de l'église sur la gauche de la scène. Ces structures seront visibles quand l'action l'exigera. Sur le coté droit, par contre, se dérouleront les faits relatifs à notre époque. On y placera à mesure quelques meubles et objets essentiels pour indiquer le lieu dans lequel se passe l'événement.

 

 

 

 

 

Première partie

 

 

 

Intérieur de l'église. Un groupe de conseillers du Roi, vêtus de bure. Consalvo et le Roi entrent. Consalvo lui aussi revêt la robe de bure. Les conseillers s'inclinent. Consalvo et le Roi s'entretiennent à l'écart, près de la fosse d'orchestre.

 

LE ROI (suppliant) – Je vous en prie, Consalvo, je vous en prie!...

CONSALVO – C'est moi qui vous prie, Majesté, d'adopter l'attitude qui sied à Votre Majesté. (Il montre le groupe) Voici vos conseillers: que cet habit de pénitence que nous avons endossé ne vous égare pas.

LE ROI – Ecoutez–moi, Consalvo, je vous en prie.

CONSALVO – Pas ainsi, Majesté: tous les regards sont sur vous! un souverain ne doit jamais donner de signes de faiblesse.

LE ROI – Renvoyons cette réunion... au moins pour une heure. Une heure me suffit.

CONSALVO – Renvoie–t–on à plus tard de jeter de l'eau sur le feu lorsqu'éclate un incendie?

LE ROI – Vous voulez m'épouvanter: il n'y a aucun incendie.

CONSALVO – Il s'étend furieusement, Majesté, dans tous le coins du Pays, et détruit les racines de notre vie.

LE ROI – Oh, Consalvo!... hier on m'a envoyé du Portugal le plus beau cheval que l'on n'ait jamais vu en Castille, et je n'ai même pas eu le temps de lui faire mettre une selle sur le dos!

CONSALVO – II y a d'autres chevaux qui courent, effrénés, et piétinent de leurs sabots nos pauvres âmes. C'est de ceux–là que nous devons nous occuper.

LE ROI – Vous ne voyez partout que malheurs: si une trompette sonne, c'est l'invasion des Maures; si un groupe de gens du peuple se rassemble, c'est la révolution qui éclate.

CONSALVO – Nombreux sont les pièges qui se cachent autour de votre trône.

LE ROI – C'est le plus bel animal de mes écuries, et je ne l'ai presque pas vu!

CONSALVO – Je vous en prie, Majesté, ils vous observent.

LE ROI – Quand arrivera–t–il, le jour où personne ne me regardera: ni les nobles, ni les instructeurs militaires, ni les pédagogues, ni les archevêques, ni les ambassadeurs... quand arrivera–t–il, ce jour, Consalvo?

CONSALVO – Port royal, Majesté: buste droit, yeux fixés en avant... voilà, comme ça... (Ils s'approchent du groupe des nobles qui s'inclinent à nouveau. Deux domestiques apportent un fauteuil: le roi s'assied) Majesté... ces habits de pénitence vous montrent nos amas endeuillées par les malheurs qui nous frappent. Majesté... en Castille sont nées des chèvres à deux têtes, et à Tolède la terre a tremblé pendant la procession du Vendredi Saint... Des nuages sinistres se rassemblent sur notre Pays: le soleil émerge d'un horizon de poix et retombe sur un horizon plus noir encore. (Il indique les conseillers) Chacun de nous peut témoigner des faits dont il a été directement ou indirectement le témoin...

1er CONSEILLER – La sorcellerie, la nécromancie et autres activités diaboliques envahissent nos terres.

2ème CONSEILLER – Les recruteurs militaires se voient opposer de farouches résistances dans les villes et dans les campagnes.

3ème CONSEILLER – Dans un village, sur les monts de Ségovie, une bande de démons a joué et dansé sur la place, du crépuscule à l'aube.

1er CONSEILLER – Quelques soldats de l'expédition, de Grenade ont déserté, et pourtant ils se sont réfugiés dans les campagnes, sans que personne ne les dénonce.

CONSALVO – Voilà, Majesté... une corde tragique, dont les fils mêlés sont la corruption l'impiété, serre notre Pays à la gorge. Mais nous connaissons bien les causes de tels effets: recherche effrénée du plaisir, immonde avidité, lâcheté honteuse. Il ne sera pas nécessaire que d'autres signes surnaturels se manifestent pour nous induire à agir en défenseurs de la vertu. Aujourd'hui, justement, nous entendons donner au peuple un exemple ferme et juste. Nous sommes ici aujourd'hui pour célébrer et pour punir: célébrer un héros, punir un traître. Ayez la bonté, Majesté, de vous approcher un peu... (Le Roi suit Consalvo à gauche, où les réflecteurs illuminent la statue d'un guerrier).

LE ROI – Que représente cette statue?

CONSALVO – Vous ne reconnaissez pas Don Gonzalo De Ulloa, grand commandeur de Calatrava... une des colonnes les plus solides de votre royaume?!

LE ROI – Si... Don Gonzalo De Ulloa, décédé récemment.

CONSALVO – ... assassiné récemment, Majesté. Nous vous demandons que le coupable soit proclamé traître et condamné à mort.

LE ROI – Pourquoi est–ce à Nous que vous adressez cette demande?

CONSALVO – Parce que vous seul avez le pouvoir de décider: le meurtrier de Don Gonzalo est un noble de votre cour. Il s'agit de Don Juan Tenorio.

LE ROI – Oui, maintenant nous nous souvenons parfaitement. Mais pourquoi parlez–vous d'assassinat et de trahison? il s'agit d'un duel.

CONSALVO – Un assassinat, Majesté, qui a privé votre trône d'un de ses meilleurs défenseurs.

1er CONSEILLER – C'et vrai, Majesté.

2ème CONSEILLER – Ce fut ainsi!

LE ROI(avec un petit sursaut) Vous me prenez pour un sot?! (Embarras chez les assistants. Le Roi retourne s'asseoir).

CONSALVO – Majesté...

LE ROI (se reprenant) – Bon, messieurs... j'ai dit... nous avons dit que nous nous souvenons très bien, parce que Don Juan Tenorio avait notre sympathie et notre affection. Don Gonzalo est mort l'épée au poing, frappé à la poitrine dans une rencontre régulière. D'ailleurs, Don Gonzalo était un guerrier valeureux, et son adversaire, en se battant contre lui, n'était vraiment pas avantagé.

CONSALVO – La trahison de Don Juan avait été consommée avant la rencontre, sur Donna Anna, la fille de Don Gonzalo.

LE ROI – Expliquez–vous clairement.

CONSALVO – Le commandeur De Ulloa s'est battu pour défendre l'honneur de sa fille que Don Juan avait piétiné.

LE ROI – Et de quelle façon?

1er CONSEILLER – De la façon la plus méprisable que Votre Majesté puisse imaginer.

LE ROI – Nous avons demandé: «de quelle façon»?

1er CONSEILLER – Dispensez–moi, Majesté, de rapporter certains détails.

LE ROI (en colère) – En somme!

2ème CONSEILLER – Peut–être... Sa Majesté ne sait–elle pas encore comment on peut ôter son honneur à une demoiselle?!...

CONSALVO – Pourquoi, vous doutiez du contraire? Vous avez oublié l'âge de notre Souverain?

2ème CONSEILLER – À quatorze ans, à présent... certaines choses...

CONSALVO – Et de qui Sa Majesté aurait–elle dû les apprendre?

3ème CONSEILLER – Notre Souverain vit à la cour, dans un splendide isolement défendu par ses éducateurs.

2ème CONSEILLER – Pourtant, je pensais que...

CONSALVO – ...que nous devrions utiliser les services de maîtres spécialisés dans de tels désordres?

LE ROI – Quels désordres devrions–nous connaître?

CONSALVO – Ceux dans lesquels excellent les scélérats dont Don Juan Tenorio est le digne représentant.

LE ROI – Mais enfin, qu'est–ce que Don Juan a fait a Donna Anna?

CONSALVO (hésitant) – ... il l'a... assaillie... il à usé de violence contre elle.

LE ROI – Quoi?! Don Juan... un cavalier fort et courageux qui s'en prend à une faible jeune fille?! Nous ne le croirions même pas si nous le voyions de nos yeux. Le temps n'est plus aux fables, Consalvo!

CONSALVO – C'est pourtant ce qui s'est passé, Majesté.

LE ROI – Et pourquoi Don Juan aurait–il usé de violence?

CONSALVO – Pour satisfaire sa luxure.

LE ROI – Luxure?... Expliquez–vous plus clairement.

CONSALVO – Cela, au moins, votre Majesté devrait le connaître: c'est un des péchés capitaux que le maître de théologie aurait dû vous expliquer.

LE ROI – C'est un sujet que je n'ai jamais approfondi, au contraire.

2ème CONSEILLER – Je croîs que nous devons nous opposer sur la façon dont Sa Majesté est éduquée.

3ème CONSEILLER – Vous êtes troublé par... certaines lacunes dans son instruction?

2ème CONSEILLER – Je dis, moi, que notre Souverain ne règne pas sur des anges, mais sur des hommes dont il doit juger les fautes. Comment peut–on condamner le mal si on ne le connaît pas?

1er CONSEILLER – II suffit de connaître le bien et de repousser tout ce qui ne lui ressemble pas.

CONSALVO – Voilà, Majesté... il n'y a rien, dans la vie de Don Juan Tenorio, qui puisse même de très loin ressembler a un acte bon.

LE ROI – Parlez–moi du mal qu'il a commis, non du bien qu'il n'a pas fait. Pourquoi aurait–il usé de violence contre cette fille?

CONSALVO (embarrassé) – ... pour... pour l'embrasser, Majesté.

LE ROI – C'est tout?

CONSALVO – Ah, mais c'est que Don Juan n'est pas là a sa première affaire Nombreuses sont les femmes qu'il a... embrassées au cours de son existence dissolue.

1er CONSEILLER – C'est vrai. Nous nous souvenons tous de ce qui est arrivé à Donna Isabella, a la cour de Naples ...

2ème CONSEILLER – ... et a la pêcheuse Thisbée, et a la paysanne Aminta, et a d'autres encore, de tous âges et de toutes conditions...

3ème CONSEILLER – II ne regarde ni à la fortune ni au rang, dans son péché.

CONSALVO – Arrêtez cet exemple, Majesté, par une condamnation exemplaire!

LE ROI – Et des chèvres à deux têtes sont nés en Castille parce que Don Juan a embrassé des femmes? Et vous voulez que nous le condamnions a mort pour ça?! Et c'est vous–mêmes, nos conseillers, hommes sages et mesures, qui nous le proposez?!

1er CONSEILLER – II y a d'autres raisons, Majesté.

LE ROI – Eh bien, parlez.

1er CONSEILLER – C'est que...

CONSALVO (a voix basse) – Mesurez vos paroles.

1er CONSEILLER – ... c'est que Don Juan a commis un sacrilège, en promettant à ces femmes le saint sacrement de mariage.

LE ROI – A Donna Anna aussi, il a fait cette promesse?

1er CONSEILLER – A elle aussi, certes.

LE ROI – Alors, que l'on oblige Don Juan au mariage. Nous pensons que c'est la meilleure solution.

CONSALVO – Donc, préparons–nous a la fête a égayer les noces par des danses et des chants. Levons notre coupe à l'infâme séducteur qui maintenant est libre d'accomplir d'autres méfaits!

LE ROI – Si Don Juan trompe les femmes en leur promettant le mariage, en l'obligeant à se marier, nous l'empêchons de plus rien promettre, et nous le rendons inoffensif.

CONSALVO – Alors, ses méfaits ne trouveront pas leur punition sur cette terre?!... et puis Donna Anna n'accepterait jamais d'épouser l'homme qui a tué son père.

LE ROI – Ce n'est plus Don Juan qui rompt sa promesse, alors il nous semble que dans ce cas c'est Donna Anna la trompeuse, et Don Juan la victime (Consalvo fait un signe aux autres qui s'éloignent, puis s'approche du Roi).

CONSALVO (doucement) – Majesté, vous voulez toujours aller voir votre cheval?

LE ROI (avec enthousiasme) – Oh oui, Consalvo... comme je le voudrais!

CONSALVO – ... lui mettre la selle sur le dos, sauter en croupe et aller vous promener toute la journée?

LE ROI – ... J'en serais si content!... Oh, je vous en prie, Consalvo!

CONSALVO (déroulant un parchemin) – ... et alors, signez la condamnation à mort pour Don Juan.

LE ROI – Vite, une plume! (Il saisit la plume qu'on lui apporte et signe, puis va se lever avec un élan juvénile).

CONSALVO – Pas ainsi, Majesté' la cour vous observe... voilà, comme ça, c'est bien... le regard fixe, en avant, et maintenant, lentement... d'un pas royal. Jusqu'à votre carrosse... (Le Roi sort, et tous s'inclinent. Consalvo montre le parchemin) I1 est entre nos mains, le démon! (Obscurité)

 

 

 

Un réflecteur illumine le buste d'un vieillard près du piédestal, un bouquet de fleurs entouré d'un ruban. Immédiatement on voit apparaître une longue table, derrière laquelle sont assis les conseillers du Roi qui, ayant abandonné la robe de bure, portent maintenant un costume moderne d'hommes d'affaires. Consalvo, debout à l'extrémité de la table, pronunce un discours commémoratif.

 

CONSALVO – Je ne vous demanderai pas la minute de silence habituelle: je la considère comme un acte formel, et superflu, car chacun de nous s'est déjà certainement longuement recueilli et a médité sur la disparition de l'ami, du frère, de l'associe, du maître, du Grand Kirby, comme nous l'appelions tous. Sa voix ne résonne plus dans les réunions économiques, dans les salles des marchés financiers, dans les hauts–parleurs qui crient des ordres au personnel. Le Grand Kirby a disparu au cours d'une Journée laborieuse, pleine de lumières et de bruits, salué par le sifflement de mille sirènes, par le vrombissement de mille moteurs, par le choeur puissant des voix et des machines qui montait de chaque coin de son vaste empire. Je croîs qu'il y a une mesure précise pour évaluer un homme quand il nous a quittés il suffit d'observer le vide qu'il a laissé. Le sien est un vide plein de sonorités, une pause d'infinies vibrations, une ombre de fulgurantes lueurs: voila ce qu'a laissé le Grand Kirby derrière lui. (Il s'assied. Après un bref silence, Vector se lève).

VECTOR – Certes, Consalvo, certes... tu as prononcé de belles phrases, et il n'est pas facile de parler après toi. Ce fut une grande perte pour tous... nous ne nous en sommes pas encore remis, et qui sait si, dans quelques temps, nous parviendrons a nous en remettre. L'empire du Grand Kirby est fini l'océan Kirby, disions–nous pour montrer sa puissance Mais c'était un océan tranquille on pouvait vivre en sécurité sur ses rivages. Qui a jamais vu une tempête? maintenant, par contre, les eaux se sont obscurcies, quelques vagues commencent à se soulever à cheval sur un courant inconnu, et des rafales de vent s'abattent, d'un ciel noir. Que devons–nous affronter? Il serait bon de le savoir... (A son voisin)... allons, Gurgi, parle toi aussi (Il s'assied, Gurgi se lève).

GURGI – Grand Kirby, ta mort marque la fin d'une époque de loyauté et de confiance Aujourd'hui, chacun de nous voit briller dans l'ombre des lames de poignards, la trahison se blottit comme le scorpion sous les pierres, les paroles même les plus innocentes prennent des significations obscures...

LADOG (se levant) – Que le courage se manifeste, alors! Apprenons enfin a parler clair! Comment est mort le Grand Kirby? Nous savons qu'il s'est tué, mais nous faisons semblant de ne pas savoir qui lui a mis l'arme dans la main. Inutile de parler de malheurs ou de prévoir des trahisons, si nous n'avons pas le courage de taie des demandes précises, a des personnes précises...

MISTER JOHANN (entrant) – Je peux te répondre tout de suite, Ladog, si c'est à moi que tu t'adresses.

CONSALVO – Je voudrais éviter qu'une commémoration se transformât en une réunion d'affaires.

MISTER JOHANN – Ce serait au contraire la meilleure façon de 1'evoquer. Qui a Jamais pu imaginer ou voir le Grand Kirby loin es affaires? Mais rassuire–toi, je dois moi aussi dire quelque chose en son honneur (Il s'approche du buste) Une partie de ton empire est passe entre mes mains. Grand Kirby, et tu n'as pas su en supporter la perte c'était la première défaite de ta longue vie. Il faut perdre, parfois: apprendre a perdre. Notre duel fut loyal: ton suicide le démontre. A la trahison, tu aurais répondu par la rage, à la force qui t'a plié, au contraire, tu n'as pu répondre que par un geste désespéré. Je l'ai compris, tu sais, ce coup de revolver... hier, justement, en allant visiter ces chantiers qui étaient ton orgueil... eh, vieux, tu avais raison! Comme elles brillent au soleil, les tôles, sur les quais! Toute la baie était incendiée de ces scintillements... tu avais raison de tant les aimer, tes chantiers, Grand Kirby... et tu l'as payé cher, cet amour. J'ai été content de me battre contre toi, vieux, parce que dans la bataille aussi tu avais le sens de la grandeur ton enjeu était fort, tu me l'as montré. Notre duel fut loyal: je t'ai toujours regardé de front, tandis que d'autres, avant moi, avaient cherché le flanc ou le dos.

VECTOR – C'est une accusation précise, Johann

MISTER JOHANN – Justement, Vector: tu as essayé de lui briser les mains quand il allait les appuyer sur l'acier.

VECTOR – Qui t'a raconté ça?

MISTER JOHANN – Je les ai vus passer sous mes yeux comme les photos d'un film, ces instants. Il y avait le tien, Vector, il y avait le tien aussi, Gurgi, quand tu lui as offert l'appui de ta banque, et que tu le lui as retiré, au moment ou il allait s'y appuyer au risque de lui faire rompre le cou, pauvre Kirby!

CONSALVO – Si la réunion adopte ce ton–là, je ne peux plus rester a la présidence (Il quitte sa place au bout de la table et va s'asseoir près des autres)

LADOG – Et tu le sais toujours, Johann, quand une action est loyale ou non, en affaires?

MISTER JOHANN – Le fait que vous ignoriez cette différence explique votre façon d'agir, mais ne la justifie pas.

LADOG – De toute façon, derrière notre déloyauté est restée une opération erronée, et derrière ton combat généreux, un cadavre.

MISTER JOHANN – Un homme fatigué qui, brusquement, s'est rendu compte qu'il n'était plus a la hauteur de sa tâche.

VECTOR – Pourquoi continuer à mentir ? C'est vrai, tu as réussi la ou nous avons tous essayé. Non par soif de puissance, tout au moins en ce qui me concerne, mais pour reconquérir une liberté perdue, pour que notre avenu dépende de nous il est bon que cette explication ait eu lieu, Johann. Toi, tu as réussi ton coup, mais nous ne savons pas encore si nous devons nous en réjouir, car tu pourrais penser que notre avenir est passé dans tes mains.

MISTER JOHANN – Qu'est–ce que vous attendez que je vous réponde? Que je continuerai à vous protéger comme je l'ai fait jusqu'à maintenant?

GURGI – Continuer à nous protéger?

LADOG – Que veux–tu dire?

MISTER JOHANN – Vous savez pourquoi le Grand Kirby, quand il a découvert votre jeu, ne vous a pas balayés d'un revers de main? Parce que j'étais devant lui, moi, et qu'il avait besoin de toutes ses forces.

VECTOR – Nous pouvons bien te remercier, Johann, si tu veux, mais à présent tu dois nous dire quelles sont tes intentions.

MISTER JOHANN – Votre avenir, hein? et vous, vous y pensiez, à mon avenir, à l'époque de l'Anonyme de Recherches?

GURGI – Tu était ingénu, de venir nous proposer cette affaire.

LADOG – Un «noviciat» que tu as dû payer.

MISTER JOHANN – Les voilà, les limites de la déloyauté que tu cherchais, Ladog! On peut appeler ça un combat, ce qu'il y a eu entre vous et moi? Vous armes jusqu'aux dents, et moi, nu. Vous vous rappelez? A l'époque, J'étais un garçon sympathique, avec quelques bonnes idées dans la tête... et j'ai travaillé dur, vous le savez… vous, vous aviez de l'argent à employer, et vous en avez gagne beaucoup moi, je n'avais que les idées, et je n'ai rien gagné du tout.

VECTOR – C'est du passé, Johann. Inutile d'y revenir.

MISTER JOHANN – Bien sûr... ce qui compte, maintenant, c'est de penser à l'avenir. Qu'est–ce que vous en dites, vous?... maintenant que j'ai réussi à creuser mon trou, il me convient d'y rester tranquillement, bien au chaud, hein?

VECTOR – Le moment de s'arrêter arrive pour tout le monde, crois–moi.

MISTER JOHANN – ... ou bien de vous livrer bataille, en champ libre. Mes bras sont longs, maintenant, vous savez. Je pourrais vendre vos produits au prix coûtant et me refaire sur les autres que je contrôle. Je pourrais déchaîner la tempête sur vos marchés et vous faire engloutir les uns après les autres, ou tous ensemble.

LADOG – Tu veux nous faire peur, Johann?

MISTER JOHANN – Ne dis pas ça, Ladog! La Bourse a l'oreille fine, et la tempête pourrait commencer plus tôt que prévu.

VECTOR – Le succès a toujours été mauvais conseiller.

MISTER JOHANN – C'est pourquoi je n'ai encore rien décidé, et je vous demande de me conseiller, à vous.

GURGI – Je sais déjà que tu choisiras la voie la plus risquée.

MISTER JOHANN – Bravo, Gurgi! Tu montres que tu as compris quelque chose... le garçon sympathique d'autrefois a changé: il montre les dents.

VECTOR – C'est donc ça que tu veux?!

MISTER JOHANN – Non, vous vous trompez: je suis satisfait ainsi... l'océan Kirby continue dans le calme plat... n'ayez pas peur, aucun souffle de vent… l'horizon est clair... ce serait beau, hein?

VECTOR (se préparant à s'en aller) – Au point où nous en sommes, j'estime inutile de rester.

MISTER JOHANN – Et où vas–tu, Vector, maintenant? Quelle place y aura–t–il pour toi où je ne pourrais pas arriver? A qui vendras–tu tes acier? Dans quelle entreprise jetteras–tu ton argent? Et toi. Gurgi, et toi, Ladog?... hein? Oui, l'empire de Kirby était vaste, et j'en ai hérité un bon morceau!

VECTOR – C'est un défi précis?

MISTER JOHANN – Non, Vector... que vas–tu penser?! C'est seulement une hypothèse.

VECTOR – Je t'ai donné des conseils, fais–en ce que tu veux. Tu peux déchaîner la tempête, je sais, mais tu es bien certain, ensuite, de pouvoir contrôler les vents et les vagues? Et as–tu pensé à ce que peut faire un homme avant de se noyer?

LADOG – Chacun se défend à sa façon, Johann... et tout le monde ne frappe pas l'adversaire de face, comme tu l'as dit tout a l'heure.

MISTER JOHANN – Tu veux dire que je dois regarder derrière moi?

GURGI – Et où est–ce, derrière toi, quand tu es dans un cercle?

VECTOR – Avec nous, le jeu qui t'a réussi avec Kirby n'est pas bon: nous ne sommes pas prêts au suicide.

LADOG – Ce n'est pas contre nous que nous dirigerons l'arme. (Tous sortent rapidement Mister Johann s'écroule sur une chaise. Lucas entre et s'arrête derrière lui)

 

MISTER JOHANN (sans se retourner) – C'est toi, Lucas?

LUCAS – Pourquoi avez–vous fait ça'?

MISTER JOHANN – C'était une sensation si douce, je n'ai pas su résister.

LUCAS – Ce n'était pas prévu.

MISTER JOHANN – Je sais, Lucas. Leur peur humaine m'a trahi, la pâleur qui décolorait leur visage, le tremblement humain qui secouait leurs membres. J'ai essayé de me retenir, mais il était trop tard: je naviguais déjà sur le flot de ma haine, je tombais avec eux, enroulé à leur cou.

LUCAS – Comment cela a–t–il pu arriver? Vous si rapide pour organiser le temps et les actions, vous si précis dans le choix, la décision... rigide dans l'improvisation, aventureux dans les plans... il est impossible que vous vous soyez laissé bouleverser par une passion.

MISTER JOHANN – C'est vrai, Lucas, tu me connais bien. J'ai voulu aussi vérifier.

LUCAS – Où?

MISTER JOHANN – En moi–même. Je voulais savoir si, pendant toutes ces années, c'est seulement la haine qui m'a poussé en avant.

LUCAS – Alors?

MISTER JOHANN – Non. C'était une sensation agréable, je te l'ai dit, de voir la peur dans leurs yeux, mais la haine seule ne suffisait pas à tout expliquer.

LUCAS – La conscience de pouvoir vous venger n'est pas le seul profit que vous ayez acquis: c'est seulement une composante de l'ivresse du succès. En vous, maintenant, il existe aussi l'ambition satisfaite, la richesse et la puissance gagnées.

MISTER JOHANN – Il y a quelque chose de plus important que tout ça.

LUCAS – Un but encore plus élevé à atteindre. Je les connais bien, les hommes de votre trempe!

MISTER JOHANN – Cela même ne serait pas suffisant pour combler le vide que je ressens. Je dois chercher, Lucas. Je dois découvrir le pourquoi de ce que j'ai fait.

LUCAS – Vous êtes insatiable. Vous voulez aussi la paix au–dedans de vous, quelque chose qui puisse justifier.

MISTER JOHANN – Non pas une justification seulement une raison.

LUCAS – On dit que c'est une caractéristique de l'homme moderne, le besoin d'ordre intérieur. Laissez a d'autres ces mélancolies ce n'est pas votre affaire. Vous vous exprimez de façon différente, a un niveau différent.

MISTER JOHANN – Je veux me connaître, Lucas.

LUCAS – C'est un but que vous cherchez? Il vous faut un idéal? Vous avez besoin de ça?

MISTER JOHANN – Je me contente d'une raison, mince, froissée, tirée par les cheveux... mais quelque chose qui explique, sinon qui justifie.

LUCAS – Où voulez–vous la chercher?

MISTER JOHANN – Dans ma vie passée... aide–moi, toi, Lucas, toi qui m'es si proche.

LUCAS – C'est tellement important pour vous?

MISTER JOHANN – Je ne peux plus m'en passer; je dois retrouver le sens de ce qui est arrivé, où qu'il soit.

LUCAS – Je vous aiderai, Mister Johann.

MISTER JOHANN – Bon, alors, par où commençons–nous?

LUCAS – Existe–t–il un point de départ?

MISTER JOHANN – Non, il n'en existe pas. Toute ma vie, autant que je m'en souvienne, a été tendue vers la même direction: le point d'arrivée, celui–là seulement a toujours été bien clair pour moi.

LUCAS – Alors, il faut reparcourir les moments principaux qui ont marqué l'ascension.

MISTER JOHANN – Voilà: tu as parfaitement compris. C'est ça qu'il me faut, Lucas.

LUCAS – Je suis prêt, Mister Johann.

 

MISTER JOHANN (seul, dans le rayon d'un réflecteur) – Nous étions au début de l'été, le soir... j'étais dans la rue et je t'attendais... il vaudrait mieux dire: je me consumais en t'attendant... je regardais la fenêtre éclairée d'un immeuble devant moi... là–haut, où toi, Lucas, tu jouais ma partie. Il n'est pas facile de recréer l'impatience de ce soir–là... les bruits!... Où sont les bruits?... Il y a une ville autour de nous, avec sa vie dans les rues, dans les maisons... ces sons scandaient un temps qui ne passait pas. Je montais et descendais le trottoir, le regard toujours fixé à cette fenêtre, étoile polaire d'un voyage merveilleux qui devait commencer. Mais pourquoi n'arrivais–tu pas? Qu'est–ce qui te retenait encore?... soudain, je t'ai vu apparaître sur l'escalier de l'immeuble: tu descendais tranquillement, insouciant de la fièvre qui me consumait... ah, quelle peine j'ai eu à me retenir de courir au–devant de toi, d'arracher de ta bouche les nouvelles que tu devais me donner!... Voilà, maintenant, tu traversais la rue, lentement, comme tu l'aurais fait un jour quelconque, un moment quelconque... et finalement tu es arrive à quelques pas: alors, l'impatience a vaincu... (Il sort du cercle de lumière du réflecteur qui s'éteint tout de suite).

 

 

 

Intérieur de l'église. Don Juan sort de l'ombre et saisit par le bras Catalinon qui arrive à ce moment.

 

DON JUAN – Catalinon!

CATALINON – Silence, patron, silence, de grâce!

DON JUAN – Où as–tu été pendant tout ce temps?

CATALINON – Ah, si vous saviez la nouvelle!

DON JUAN – Qu'est–ce qui se passe? Parle!

CATALINON – Votre tête, maître... ils veulent la tête de Don Juan Tenorio.

DON JUAN – C'est ça qui t'épouvante?

CATALINON – Ils vous ont condamné à mort... il faut fuir!

DON JUAN – Mais la fille, tu as réussi à l'approcher?

CATALINON – Est–ce le moment de parler de filles?

DON JUAN – Je sais bien apprécier le temps. Je t'avais confié une tâche: tu l'as menée à bien?

CATALINON – Oui, maître... oui, mais mettez–vous à l'abri, je vous en conjure.

DON JUAN – Cesse tes lamentations, ou tu vas goûter de mon bâton.

CATALINON – Tuez–moi, maître, mais je tremble pour vous... vous devriez voir comment ils fouillent la ville pour vous trouver... il y a des patrouilles dans toutes les rues: personne ne peut se promener le visage caché dans son manteau, ou en carrosse avec les rideaux tirés.

DON JUAN – Le Roi a donc enfin signé ma condamnation?... Un pauvre enfant dans les mains de politiciens ambitieux.

CATALINON – C'est ainsi: ce sont ses conseillers qui l'y ont obligé... ils vous détestent à mort. Fuyons, mon maître, écoutez–moi... il faut quitter la ville.

DON JUAN – Et la fille?

CATALINON – Que vous importe? Vous l'avez à peine vue.

DON JUAN – Tu penses vraiment que pendant tant d'années, je n'ai pas appris à reconnaître au premier coup d'oeil la femme qui sera à moi?

CATALINON – Qu'est–ce que ça compte, une femme de plus ou de moins, pour vous?

DON JUAN – C'est la femme que j'aime.

CATALINON – Mais vous ne lui avez parlé qu'un instant!

DON JUAN – Et un instant, n'est–ce pas une fraction de l'infini? Et une fraction de l'infini, n'est–ce pas l'infini lui–même? Donc, un instant représente l'éternité.

CATALINON – Je ne vous comprends pas, mon maître.

DON JUAN – Tu n'as pas à comprendre. Quand a–t–elle dit qu'elle viendra?

CATALINON – Et vous voudriez risquer votre vie pour l'attendre?

DON JUAN – Quand viendra–t'–elle, canaille?!

CATALINON – A l'aube, maître.

DON JUAN – Tu voulais me faire manquer le rendez–vous?

CATALINON – Si vous restez, il n'y aura plus d'aube pour vous.

DON JUAN – Il y en aura une, Catalinon, dans cinq heures.

CATALINON – Combien de choses peuvent arriver avant! Si un instant est éternel comme vous dites, que seront cinq heures?

DON JUAN – Que sont cinq pas de plus ou de moins sur la route du soleil?

CATALINON – Ce sont les cinq pas qui vous sauvent de la potence... rentrez en vous–même, maître, avant qu'il ne soit trop tard.

DON JUAN – Rentrer en moi–même? Et où suis–je donc, animal? Tu m'as vu autrement, jusqu'à aujourd'hui?

CATALINON – C'est vrai, je suis un âne. Je voulais dire: sortez de vous–même.

DON JUAN – Parle–moi d'elle, vite!... Tu as pu l'approcher facilement?... Elle se souvenait de mes paroles?... Elle t'a posé beaucoup de questions?... Elle a accepté tout de suite de venir ici?...

CATALINON – Doucement, doucement... qu'est–ce que vous voulez savoir en premier?

DON JUAN – Tout, animal, tout!... Tu lui as parlé dans la rue ou chez elle?... Il y avait quelqu'un qui assistait à votre entretien?... Elle s'est montrée étonnée... elle s'est offensée... elle a pleuré... souri?...

CATALINON – Mais comment puis–je...

DON JUAN – Parle, parle, canaille! Tu ne vois pas comme je suis torturé par ces doutes? Quel est son nom?

CATALINON – Stella.

DON JUAN – Parfait.

CATALINON – Elle a accepté de venir, mais à une condition...

DON JUAN – Laquelle?... l'habituelle?

CATALINON – L'habituelle: elle veut que vous l'épousiez avant de vous céder.

DON JUAN – Ce n'est que ça? oh, douce prétention de fille amoureuse, suprême désintérêt de jeune fille! Tu veux m'appartenir pour toujours... et nous te promettrons le mariage.

CATALINON – Vous le lui promettrez, moi, je n'ai rien à y voir, moi, j'ai du respect pour mon âme.

DON JUAN – Quel nom m'as–tu donné, cette fois–ci?

CATALINON – Celui de votre cousin: Don Pedro Zamora.

DON JUAN – L'avons–nous déjà promis comme mari. Don Pedro?

CATALINON – Non, maître... pas que je sache, du moins.

DON JUAN – Bien: nous tirerons du lit quelque moine somnolent pour préparer la cérémonie, et en attendant la bénédiction céleste, Stella sera mienne. (Bruits).

CATALINON – Chut, maître!... Ils arrivent!... Oh, pauvres de nous, maintenant... pauvres de nous!... Entendez–vous les pas?... Cachez–vous, de grâce... les voilà!... Non... ils s'éloignent... oui... nous sommes sauvés... mais pour combien de temps encore?...

DON JUAN – Qui le sait, mon ami... mais pas avant que Stella ne soit tombée dans mes bras : le Ciel n'aura pas envers moi cette insolence.

CATALINON – Il vous précipitera en enfer, le Ciel, si vous continuez à vous servir de lui.

DON JUAN – Parle–moi d'elle, Catalinon, ces heures seront si longues à passer, avant l'aube.

CATALINON – Que voulez–vous que je vous dise, maître? C'est une femme, comme toutes celles que vous avez connues.

DON JUAN – Elle est l'unique, la première!

CATALINON – Comme toutes les autres, maître.

DON JUAN – Qu'est–ce que tu en sais, benêt! En as–tu vu une autre qui baisse les yeux avec la même grâce, qui rougisse de la même façon?

CATALINON – Toutes semblables, maître. La seule différence, c'est leur âme. mais vous ne pouvez pas vous en apercevoir: vous êtes comme l'abeille qui s'envole dès que le miel est sucé.

DON JUAN – C'est là que tu te trompes: leurs sentiments, oui, ceux–là sont toujours les mêmes: leur coquetterie, leur égoïsme, leur présomption quand elles croient pouvoir tenir un homme enchaîné à elles. Mais le reste, c'est comme une succession miraculeuse de paysages toujours différents. Si tu descends de cheval, tu t'aperçois que tous les prés sont faits de la même herbe, que les fleurs sont celles que tu as toujours vues, et que l'eau est toujours pareille, partout où tu la vois courir. (Bruits).

CATALINON – Chut, maître!... Vous n'avez pas entendu du bruit?

DON JUAN – Tu rêves.

CATALINON – Si... du bruit sur la place... des pas pressés... écoutez!... Ils viennent ici, cette fois!...

DON JUAN – II me semble qu'il n'y a qu'un pas.

CATALINON – Cachez–vous, je vous en supplie!...

DON JUAN – Ecoute c'est un pas léger on dirait celui d'une femme c'est Stella, Catalinon... c'est Stella!

CATALINON – Chut, maître!

DON JUAN – Je te dis que c'est elle... elle n'a pas pu résister jusqu'à l'aube, elle vient a moi...

CATALINON – Cachez–vous, maître ce pourrait être les soldats!...

DON JUAN – Elle se consumait elle aussi dans l'attente... la voila... la voila! (Obscurité)

 

 

 

Un réflecteur se rallume immédiatement Mister Johann entre dans le rayon de lumière et saisit par le bras Lucas qui arrive.

 

MISTER JOHANN – Lucas!

LUCAS – Vous étiez là, Mister Johann?

MISTER JOHANN – Et en quel autre endroit pouvais–je être?

LUCAS – Vous ne me demandez pas les nouvelles?

MISTER JOHANN – Tu croîs que je ne les ai pas déjà lues sur ton visage?

LUCAS – Elle accepte.

MISTER JOHANN – C'est gagné!

LUCAS – Vous l'avez conquise, Mister Johann.

MISTER JOHANN – Pour quand as–fixé le rendez–vous?

LUCAS – Pour demain soir, chez elle.

MISTER JOHANN – A présent, les détails: elle s'attendait déjà à une demande de ce genre, ou elle s'est montrée surprise? Tu as abordé directement le sujet ou tu l'as laissée le comprendre? Elle a tout de suite donné son consentement, ou elle a hésité?

LUCAS – Vous êtes impatient, il me semble.

MISTER JOHANN – Je dois tout savoir avant d'établir mon plan.

LUCAS – Cela ne vous suffit pas de l'avoir conquise? Vous la voulez a vos pieds, sans défense?

MISTER JOHANN – Voilà, Lucas. Maintenant, tu as compris. Je veux épouser la veuve Gorak, mais je la veux sur un plat d'argent.

LUCAS – Entourée de toutes ses affaires à administrer.

MISTER JOHANN – Toutes. Même les plus petites, les moins importantes. Qui peut dire si une société est importante ou non avant de l'avoir examinée, étudiée? C’est comme pour les femmes: il suffit d'une robe, d'un peu de maquillage, parfois, pour les transformer, pour souligner un charme que personne ne supposait. Je les ai longuement observées, de l'extérieur, les entreprises de la veuve Gorak, tu sais! J'en ai longuement rêvé, et maintenant c'est déjà comme si elles m'appartenaient: je ne saurais plus y renoncer.

LUCAS – Vous avez fait une comparaison très juste: les sociétés et le femmes. On pourrait se tromper à vous entendre. Vous parlez d'entreprises commerciales comme Don Juan parlait des femmes: le même égarement des sens, le même transport érotique et sentimental.

MISTER JOHANN – Eh... est–ce qu'elles ne sont pas femmes, elles aussi... les industries, les banques, les sociétés? Elles sont aussi inconstantes, infidèles, capricieuses... ah oui, elles sont femmes! Pour moi, il émane d'elles une force d'attraction dont je ne sais pas me dégager... et plus j'en conquiers, plus j'en voudrais conquérir... et les posséder me laisse toujours insatisfait, comme si je ne les avais pas eues pleinement... frémissant et jaloux si un autre les regarde, aveugle par une rage mortelle si quelqu'un ose mettre la main sur elles... si elles sont femmes Lucas! Comment pourraient–elles, autrement, exciter ma concupiscence? D'où viendrait, sinon, ce désir insatiable de nouvelles conquêtes?... d'autres usines, d'autres entreprises... toujours plus importantes, toujours plus en vue jusqu'à posséder les grandes courtisanes, les adorées, jusqu'à l'étreinte totale avec les matrones convoitées, splendides: la richesse et la puissance!

LUCAS–Mister Johann... Tenorio... attention! II y a l'enfer derrière vous.

MISTER JOHANN – Tu veux que je craigne l'enfer, alors que c'est là ma seule façon d'exister? (Changement des lumières)

 

LUCAS – Ce fut là exactement votre réponse.

MISTER JOHANN – Celle–là même. Je m'en souviens.

LUCAS – C'est une lumière assez vive: elle n'éclaire rien en vous–même?

MISTER JOHANN – Ce que je cherche n'est pas là... plus loin, peut–être... ou auparavant, quand je ne pensais pas encore à épouser la veuve Gorak... quand je 1'ai vue pour la première fois... ces rires âpres je les entends encore quand j'y pense... pourquoi l'avons–nous négligé? C'est un moment important... peut–être que tout a commencé la, du jour où j'ai exposé mon projet de l'Anonyme de Recherches... (Le projecteur suit Mister Johann qui se déplace jusqu'à une table derrière laquelle sont assis Vector, Gurgi, Ladog et la veuve Gorak) Mon grand'pere était paysan et un jour, en labourant son champ, il trouva une boite en fer contenant quelques pièces de monnaie; il les vendit et parvint à s'acheter un costume et une paire de chaussures. Mon père après lui, continua a labourer la terre, espérant toujours trouver un trésor, et lui aussi, un jour, il découvrit une brave boite de métal. I1 l'emporta chez lui et l'ouvrit: mais c'était une mine anti–char et il sauta en l'air, avec ma mère et toute la maison. Ce costume et cette paire de chaussures avaient coûté trop cher Qui devait me payer la différence? Je n'eus pas le moindre doute: «ce qu il y a sous la terre», dis–je, et je continuai à creuser. Mais je ne commis pas l'erreur de mon grand'père et de mon père, je ne grattai pas la terre sous la peau: j'allai plus profond, jusqu'à 1'os, j'en détachai quelques morceaux et je les examinai... plus ou moins comme vous le faites. Le reste, vous le savez: c'est une histoire écrite dans les bulletins économiques et le cours de la Bourse. Mister Johann est arrive depuis peu sur le marché, et il ne compte pas beaucoup, pour 1'instant... de toute façon, si demain il devient plus important, il n'aura rien rongé à personne, je tiens a ce que vous le sachiez: je ne suis pas venu pour ronger, moi, mais pour m'ouvrir ma route, à la force de mes bras. Cette route pourrait aussi servir à d'autres. Que fait–on dans certains cas? On réunit les intéressées et on présente le projet... (Il déplie deux cartes sur la table) Carte numéro un: la région vue d'ensemble... carte numéro deux: un détail agrandi de la même région, plus précisément un haut–plateau d'environ sept kilomètres de coté. On dirait un gros beefsteak, hem? Les petits cercles orages que vous voyez là sont exactement ce que vous pensez: les points ou il faut planter la fourchette. Le problème se pose au moment de la mastication, car il s'agit de métaux plutôt durs, mais on peut tout de suite les transformer en or, beaucoup plus tendre sous la dent et plus facilement digestible. (Petits rires d'assentiment) Vous êtes–vous déjà intéressés a 1'archéologie?... Sinon, dommage, car il semble que si l'on grattait la croûte de notre beefsteak, on trouverait des pierres anciennes... on a déjà sondé, et une expédition pourrait partir très vite... la presse s'intéresse à ces choses et il se trouve toujours un journaliste indiscret qui parvient a découvrir le nom de ceux qui financent réellement l'expédition qui, sous le prétexte de recherches archéologiques, fait des recherches d'une toute autre nature. Vous allez me demander pourquoi je n'exploite pas tout seul mon idée, et je vous répondrai par une autre question. Supposons que nous voyons quelqu'un qui, un jour de soleil sort de chez lui son parapluie sous le bras. Qu'est–ce que les gens peuvent dire? C'est un fou, ou bien c'est quelqu'un qui n'a pas bien regardé son baromètre. Mais si nous voyons tout le personnel d'un observatoire metereologique prendre son parapluie sous le bras. Je dis, moi, que chacun de nous courra prendre son imperméable. Si un certain Mister Johann dépense de l’argent pour déterrer des pierres: voila le type dont le baromètre est cassé... mais si brusquement on apprend que Vector, Gurgi, Ladog, madame Gorak, croyant se cacher derrière le paravent de l'archéologie, se sont associés pour accomplir des recherches minières... qu est–ce qui se passe? Je vous le demande un peu. C'est alors que commence l'opération l'«Anonyme de Recherche » naît... émission d'obligations et d'actions... élévation des dividendes, réinvestissement des bénéfices, développement des réserves, augmentation de capital, demande de financement, plan d'exploitation nouvelle émission de titres... l'argent jeté dans les sillons commence à germer, à couler comme un liquide de mille sources; de nouveaux fleuves d'argent se creusent un lit dans la terre tendre, glisse et du haut des montagnes entraînant dans la vallée des coffres–forts et des caisses, débordent, explosent dans les conduites, sonnent et trébuchent dans les métaux de toutes natures, dans les billets de tous les pays: une vague dorée s'abat sur l'«Anonyme des Recherches»... C'est de l'or! Brut ou raffiné, en poudre ou en lingots, travaillé avec art ou frappé en monnaie, associé avec d'autres métaux avec toutes les nuances de jaune... de l’or!... En pluie, en cascade, en avalanche... comme une nuée toute blonde qui se lève, comme un bourbier jaunàre dans lequel on enfonce, comme un roc scintillant de force et de pureté... de l'or! (Le rire léger qui a accompagné, en fond sonore, la dernière partie du monologue, éclate maintenant bruyamment. Mister Johann porte ses mains à ses oreilles, comme blessé par ces rires, et recule jusqu'à se retrouver à nouveau près de Lucas, dans le cercle du projecteur) Tu entends comme ils riaient, Lucas?! Ils avaient déjà tout compris, ils savaient bien comment tout allait fonctionner... et ils riaient, ils riaient de moi qui leur offrait mon idée sans y gagner un sou. Je devais le faire, ce que j'ai fait, Lucas! Je devais me venger! Et j'ai commencé par la veuve... (Obscurité).

 

Un salon. Mister Johann devant la veuve Gorak qui a le visage enfoui dans un bouquet de rosés.

 

MADAME GORAK – ... encore des fleurs!... Merci, Mister Johann. Comment avez–vous fait pour me connaître si bien? Comment avez–vous découvert ma passion secrète?

MISTER JOHANN – L'amour des fleurs éclate sur le visage avec une lumière particulière, comme l'amour de l'art ou celui de la vertu. (Ils s'assoient tous les deux sur un divan).

MADAME GORAK – Ma maison est devenue un merveilleux jardin, depuis hier, depuis que vos hommages ont commencé à arriver: lys, tulipes, magnolias, orchidées, rosés...

MISTER JOHANN – Vous aimez les fleurs, madame, mais vous en ignorez le langage: cela se comprend tout de suite à votre énumération.

MADAME GORAK – Oh, Mister Johann, excusez–moi! Comme je dois vous sembler bête et mesquine en ce moment... et quelle impardonnable ignorance est la mienne!

MISTER JOHANN – Calmez–vous, madame: en notre siècle, le langage des fleurs est une langue morte. Je ne peux vous reprocher de ne pas le connaître.

MADAME GORAK – Mai vous, pour vous exprimer, vous avez choisi ce moyen... vous ne supposiez pas comme j'étais limitée.

MISTER JOHANN – Je me serais étonné du contraire. Je m'exerçais en solitaire, comme le poète qui dédie ses vers à la femme aimée et ensuite les enferme dans un coffret.

MADAME GORAK – Quel merveilleux poème j'ai peut–être perdu!

MISTER JOHANN – Seulement quelques annotations: inclinations de l'âme, tourments éprouvés, pensées soudaines.

MADAME GORAK – Mais vous m'aiderez à combler cette lacune, n'est–ce pas? Elle me semble intolérable, à présent, comme si brusquement je m'étais aperçue que je ne sais plus lire ni parler.

MISTER JOHANN – Certainement, je vous aiderai. C'est un langage difficile, vous savez: des symboles qui s'enchevêtrent continuellement, des clés d'interprétation qui fuient ou se cachent. Mais, une fois que vous possédez ce langage, que de satisfactions à pouvoir exprimer et mesurer l'intensité des sentiments, non plus avec un vocabulaire limité, mais dans l'infinité des nuances de couleur: le violent, lys vibrant, le tendre, le pâle, l'éclatant!... et l'entretien direct avec la nature, madame, parvenez–vous à l'imaginer?... L'émotion en entendant les cris de joie d'un champ de pavots sous le soleil, ou le trouble soudain en découvrant qu'un pré, une colline, toute une vallée, parfois, saluent votre passage?

MADAME GORAK – Merveilleux! Quel homme étonnant vous êtes, Mister Johann! Votre âme respire par tant d'ouvertures. Je ne m'étais pas trompée dans mon jugement sur vous: ferme et courageux dans la tractation, génial dans la planification, plein de charme dans l'intimité. Maintenant, après l'«Anonyme des Recherches» je peux ajouter encore «généreux». Cette affaire n'a pas trop bien réussi pour vous qui l'aviez conçue... j'étais contre vous, alors. Et pourtant, au lieu de chercher vengeance, vous avez demandé ma main.

MISTER JOHANN – Et cela ne pourrait–il pas être justement ma vengeance, madame? (Ils rient brièvement tous les deux).

MADAME GORAK – Je voudrais tout connaître de vous. Je ne sais rien, par exemple, de votre univers sentimental.

MISTER JOHANN – Vous avez le droit de me poser des questions.

MADAME GORAK – Quelle impression cela me fait, de savoir que j'ai des «droits» sur vous! Parlez–moi de votre première conquête.

MISTER JOHANN – La toute première? Il s'est écoulé si longtemps, et j'étais si jeune.

MADAME GORAK – La première expérience qui vous ait marqué, celle dans laquelle vous vous êtes découverte.

MISTER JOHANN – Comme vous voulez, madame. J'étais à peine sorti de l'enfance, farci de théorie, mais dépourvu de pratique. Ce fut juste à ce moment que je la rencontrai. Dire que j'en étais amoureux, tout au moins au début, ce serait trop: elle m'intéressait, c'est tout. Mais pour les jeunes gens sans expérience, un simple intérêt peut facilement passer pour une passion. Et de là à perdre la tête, la distance est vite franchie. Elle s'appelait Gobrial–Métaux, uns petite société pas très solide, j'y jetai tout l'argent que je possédais, et je parvins à m'assurer 2% des actions. Arriva la crise du 6 juillet: en quelques heures j'avais perdu 80% de mon argent, mais je ne me rendis pas: je réunis toute la menue monnaie qui me restait et j'achetai encore 3%. Les autres disaient que j'étais fou, mais je faisais la sourde oreille. Ils m'offrent un poste dans l'administration, je l'accepte; la guerre du Sud éclate, je cède 2% et j'obtiens une petite fourniture en exclusivité... en deux mois j'arrive à 18%. Mouvement feint sur la stagnation et marche arrière: 24%. Nouvel écroulement en bourse: je joue tout à la hausse 32%. J'organise la fusion avec la Magar, puis nous nous divisons a nouveau, mais j'ai encore pris 7%. Réunion générale je sais qu'au conseil il y a d'autres intérêts et j'impose mes conditions. C'est un risque, et pourtant, pour me tenir écarte de leurs nouveaux projets, ils m'accordent encore 12%. 39 et 12... 51% : la Gobrial était à moi! J'avais réussi à posséder ma première société!

MADAME GORAK – Comme vous l'avez désirée! Cela s'entend dans votre voix.

MISTER JOHANN – C'était la première, madame. Je devais me démontrer à moi–même ce que je valais.

MADAME GORAK – Qu'est–ce qui s'est passé ensuite?

MISTER JOHANN – Je l'ai vendue à l'étranger quelques mois plus tard. Je sais qu'elle est passée entre plusieurs mains, et que dernièrement, avant de disparaître, elle était devenue une petite île de l'empire du Grand Kirby.

MADAME GORAK – Vous la regrettez quelquefois?

MISTER JOHANN – J'ai dû m'en délivrer, il n'y avait rien d'autre à faire: son destin était marqué. Si elle avait survécu, si elle avait refleuri même entre mes mains, c'était seulement parce que pour la maintenir debout je travaillais comme un forcené. Ah, j'en ai usé, de mes énergies, pour la conquérir! Avec la peine que j'ai dépensée pour elle, J'aurais pu conquérir une princesse, et non pas une pauvre souillon comme la Gobrial–Métaux. (Bref silence) Mais maintenant, je voudrais moi aussi savoir quelque chose de vos sentiments.

MADAME GORAK – Mon récit ne sera pas fascinant comme le vôtre, et pas même bien long. Mon mari est à l'origine de tout: avant lui je n'étais rien, je ne savais rien. Ma vie a commence avec le mariage.

MISTER JOHANN – Et ensuite? Vous êtes veuve depuis six ans.

MADAME GORAK – … depuis toute une série de tentatives malheureuses, d'occasions qui ouvrent le coeur à l'espérance, et qui se terminent par le froid du silence et l'amertume de la déception.

MISTER JOHANN – Ne dites plus rien, je vous en prie.

MADAME GORAK – Merci, Mister Johann, mais parler me soulage. Nous avons la malchance de vivre dans un pays mesquin et arrière, dominé par des superstitions absurdes et par des préjugés barbares. Que devais–je faire après la mort de mon mari? M'enfermer dans un couvent? J'avais encore ma vie devant moi, et je voulais la vivre. Et me voilà faisant l'objet des critiques les plus féroces, des attentions les plus intéressées. Avec une femme comme ça, tout est permis: on peut se jouer de ses sentiments, on peut s'emparer de ses affections et les bouleverser. Ah, Mister Johann, que d'expériences terribles j'ai subies! cela commença un an après la mort de mon mari: 12% de chute dans les bénéfices nets! L'année d'après, ce fut encore pire: contrats repoussés, fournitures protestées, fonctionnaires corrompus, et ainsi de suite. J'essayai de résister, mais le volume des affaires continuait à diminuer d'année en année. Vous voulez un exemple? L'opération de l'Anonyme de Recherches ne m'a donné que 50% de ce qu'elle a donné aux autres.

MISTER JOHANN – A moi encore moins, madame.

MADAME GORAK – Je devais prendre une décision: me retirer des affaires et passer à des mains viriles la direction de mes entreprises. C'était un sérieux problème: j'ai examiné toutes les solutions possibles, toutes les formes possibles de société, choisissant la meilleure: le mariage. Avez–vous déjà essayé d'examiner à fond les clauses sur lesquelles se fondent les associations d'affaires les plus solides, de consulter attentivement les procès–verbaux des constitutions, les statuts sociaux? On trouve toujours le point sur lequel on peut appuyer pour tout anéantir. Dans le mariage, cela n'existe pas: c'est un contrat a l'abri de toute tentative. Dans le mariage, il n'y a pas d'échappatoires, parce qu'il n'existe ni liberté provisoire, ni amnistie: le mariage est une institution éternelle, implacable, inexpugnable! C'est le seul endroit où une pauvre femme seule comme moi puisse trouver protection.

MISTER JOHANN – Vous n'êtes plus seule, à présent.

MADAME GORAK – Merci, mon ami. Me permettez–vous de vous appeler ainsi?

MISTER JOHANN – Certainement, madame. (Il lui prend la main et la porte à ses lèvres. Ils se regardent en silence, souriants. Obscurité).

 

Immédiatement, se rallume l'intérieur de l'église, mais pour un événement présent: le mariage entre Mister Johann et madame Gorak. Les deux époux, très fêtés, passent au milieu des invités, puis traversent, suivis des autres, une zone d'ombre, pour reparaître à droite, autour d'une table apprêtée pour le lunch.

 

CONSALVO (se frayant un passage, une coupe à la main) – Les anciens, dans ces circonstances, trinquaient a l'union de la force et de la beauté... à la rencontre de Mars et Vénus. Mais a qui devons–nous trinquer, nous qui voyons une Vénus possédant déjà la force de Mars et la sagesse de Minerve? (Rires, applaudissements, voix joyeuses).

VECTOR – Nous pourrions trinquer à Mercure, le dieu des affaires.

GURGI – Tu penses que nos amis ont besoin de sa protection?

LADOG – Moi, je dis qu'ils sauront bien s'en tirer tout seuls.

CONSALVO – Alors, abandonnons toute fantaisie païenne et levons simplement notre coupe à madame Gorak et à Mister Johann! (Applaudissements, voix joyeuses, tintement des verres, claquements des bouchons de champagne. Consalvo mène Mister Johann vers le devant de la scène).

CONSALVO – Mes compliments, Mister Johann.

MISTER JOHANN – Merci Consalvo.

CONSALVO – Je ne parle pas seulement de votre mariage, mais aussi de votre... appelons «supériorité» devant certaines questions. J'ai été charge de vous dire qu'elle a été appréciée.

MISTER JOHANN – Vous vous référez, peut–être...?

CONSALVO – Justement. Au jeu, les pertes ne comptent pas: on peut toujours se refaire en ayant la main heureuse.

MISTER JOHANN – C'est du passé, Consalvo: je n'y pense plus. Y a–t–il quelqu'un, par contre, qui ait des remords?

CONSALVO – Tout le monde sait que dans l'affaire de l’«Anonyme de Recherches», vous avez été plutôt mal traité.

MISTER JOHANN – Et qu'est–ce qu'ils auraient l'intention de faire, me dédommager?...

CONSALVO – Pas cela, vous le comprenez bien.

MISTER JOHANN – Ou ils veulent s'assurer que je ne médite pas quelque vengeance?

CONSALVO – A l'époque, personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer.

MISTER JOHANN – Et vous voyez ce qui arrive, parfois?... de toute façon, rassurez–donc nos amis. J'ai parfaitement compris.

CONSALVO – Il vaudrait mieux que vous disiez vous–même quelques mots.

MISTER JOHANN – Bon. (Ils reviennent à la table. Mister Johann s'approche de Gorak) C'est l'heure du départ, nous devons saluer nos amis... (Les invités se préparent a écouter)... que disaient les anciens à ce moment–là, Consalvo? (Rires discrets)... ils n'avaient peut–être pas tellement envie de parler, et peut–être qu'eux aussi s'en tiraient comme moi «merci à tous et à bientôt». C'est sans doute un peu rhétorique, mais je dois le dire tout de même: je garderai longtemps le souvenir de ce jour ...le reste est enterré dans le passé, perdu dans la nuit des temps... il y eut les premières locomotives et les soldats qui partirent pour les Croisades... puis eut lieu la chute de 1'Empire Romain et la construction des pyramides... et un jour, il me semble, fut mise sur pied une étrange opération que l'on appela «Anonyme de Recherches» et qui a dit que dans cette affaire je n'ai rien gagné? J'ai connu Gorak, et je trouve que c'est beaucoup.

CONSALVO – Alors, c'est vous qui avez fait la meilleure affaire!

MISTER JOHANN – Vous allez me demander un pourcentage? (Rires, voix joyeuses, toasts. Mister Johann et madame Gorak disparaissent au milieu des invités. Obscurité.)

 

Les lumières se rallument immédiatement dans la chambre d'un hôtel. Le porteur qui a fini d'installer les valises sort, refermant la porte derrière Mister Johann et madame Gorak qui sont entres.

 

MISTER JOHANN (soulevant le combiné) – Vous avez besoin de quelque chose?

MADAME GORAK – Non. Et vous?

MISTER JOHANN – Moi non plus. II fait chaud dans cette pièce. Puis–je ouvrir la fenêtre?

MADAME GORAK – Oui, ouvrez.

MISTER JOHANN – Un autre, à ma place, aurait déjà prononcé quelque phrase mémorable.

MADAME GORAK – Par exemple?

MISTER JOHANN – Par exemple... chapitre un, première page.

MADAME GORAK (prenant un grand bouquet de fleurs sur une table) – Vous l'avez déjà fait: elles viennent de vous, n'est–ce pas?

MISTER JOHANN – Oui... j'ai téléphoné avant de partir.

MADAME GORAK – Merci.

MISTER JOHANN (qui s'est approché de la fenêtre) – Quel silence, dehors!

MADAME GORAK (qui s'est approchée elle aussi de la fenêtre) – II faut un peu de paix, après une journée comme celle–ci.

MISTER JOHANN – J'ai longtemps vécu à la compagne, et le silence est la seule chose que je regrette.

MADAME GORAK – Il est temps que je commence à me déshabiller, n'est–ce pas?

MISTER JOHANN – Je n'osais pas vous le demander, mais je pense que le moment est venu, en effet.

MADAME GORAK – Donc, au loin le sac, les gants, le chapeau... (Elle s'approche d'une petit table sur laquelle elle avait posé son sac, l'ouvre, prend quelques papiers et en tend un à Mister Johann)... Voici le chrome et le cobalt!...

MISTER JOHANN (prend le papier avec soin et l'examine d'un coup d'oeil) – Parfait! Mais quelle merveilleuse robe vous avez!

MADAME GORAK – Je vais l'enlever, soyez tranquille.

MISTER JOHANN – Je peux vous aider?

MADAME GORAK – Oui, je vous en prie... (Elle s'assied devant la table)... donnez–moi un stylo... (Mister Johann lui tend son stylo. Madame Gorak signe un autre papier et le lui tend)... voici la procuration pour les Chantiers Navals.

MISTER JOHANN – Merveilleux!... Vous verrez comme ils vont fonctionner entre mes mains.

MADAME GORAK – Je n'en doute pas.

MISTER JOHANN – Le premier bateau qui glissera vers la mer portera votre nom. Nous hisserons le grand pivois à vos couleurs. Quelle est celle que vous préférez?

MADAME GORAK – Le vert.

MISTER JOHANN – Nous jouerons sur toutes les nuances possibles: vert humide des prés, vert sombre de l'océan, vert émeraude des fonds sableux, vert tendre des fleuves, vert de vos yeux... en haut sur tous les mâts, déployé!

MADAME GORAK (signe un autre papier et le lui donne) Société des Mines de fer... voici la délégation... vous voyez, j'ai enlevé ma combinaison. J'ai les épaules nues.

MISTER JOHANN – Je suis émerveillé de les voir.

MADAME GORAK – Vous voulez aussi le soutien–gorge?

MISTER JOHANN – Sans lui, je pourrai mieux vous apprécier.

MADAME GORAK – Le moment est important, alors... vous avez vu les danseuses dans les boîtes de nuit? Les lumières baissent, s'éteignent... un seul projecteur reste allumé, un seul oeil dans le noir qui fouille avec insistance le long des corps qui se découvrent... voilà: un bouton après l'autre... une lenteur exaspérante... puis un mouvement brusque: comme ça!... (Elle lui tend un autre papier)... Tréfileries Réunies!

MISTER JOHANN – Un corps merveilleux, excitant.

MADAME GORAK – Vous ne me trouvez pas sans pudeur, nue ainsi, devant vous?

MISTER JOHANN – Vous avez encore un vêtement qui vous protège, le plus intime.

MADAME GORAK – Celui–là, je voudrais le garder: je devrai bien employer mes journées, n'est–ce pas? (Mister Johann met le papier dans sa poche et retourne à la fenêtre).

MISTER JOHANN – Ou croyez–vous que soit la mer?

MADAME GORAK – Devant nous, je pense. Vous ne voyez pas quelque barque éclairée, au large?

MISTER JOHANN – Non. Il n'y a qu'un souffle de vent, mais il apporte l'odeur de la terre (Il s'éloigne de la fenêtre). Si vous le permettez, je vais dans ma chambre: vous avez besoin de dormir, et moi je dois écrire quelques lettres.

MADAME GORAK – Vous ne pouvez pas oublier le travail, au moins ce soir?

MISTER JOHANN – J'ai aussi la responsabilité de vos affaires, maintenant.

MADAME GORAK – Des nôtres, désormais.

MISTER JOHANN – Je sais que je n'ai pas encore toute votre confiance, et je voudrais la gagner.

MADAME GORAK (avec douleur) – Mais c'est mon enfant!... Je lui ai donné mon nom «Gorak Aciers»... Je voudrais encore la tenir par la main, la voir grandir sous mes yeux, vous comprenez?

MISTER JOHANN – Tout est parfaitement clair je vous comprends très bien.

MADAME GORAK – Nous devons continuer encore à nous vouvoyer? Nous sommes mari et femme...

MISTER JOHANN – Mieux vaut nous tutoyer, tu as raison.

MADAME GORAK – Et cette lumière si vive, ne faudrait–il pas l'abaisser?

MISTER JOHANN – Je préférerais qu'elle restât comme ça, pour être sûr d'avoir la force d'aller dans l'autre chambre.

MADAME GORAK – Pourquoi ne restes–tu pas ici, cette nuit?

MISTER JOHANN – Parce que j'ai trop envie de rester.

MADAME GORAK – Tu es habitué à ne jamais rien t'accorder?

MISTER JOHANN – Je suis habitué à trouver le meilleur de moi–même en luttant contre les côtés les plus faibles.

MADAME GORAK – C'est un dur langage, digne des ascètes et des héros.

MISTER JOHANN – Peut–on conquérir quelque chose sans héroïsme?

MADAME GORAK – L'amour.

MISTER JOHANN – L'apaisement des sens, mais non l'amour, qui a besoin d'estime et de confiance.

MADAME GORAK (douloureusement) – Je l'ai créée de mes mains, Johann... tu sais bien combien j'y tiens... ne prétends pas que je te la donne aussi, celle là...

MISTER JOHANN (retournant à la fenêtre) Le vent a cessé, mais c'était un vent de sirocco qui n'apportait aucune fraîcheur... seulement de l'air chaud, avec un parfum de rosé d'automne...

MADAME GORAK – Au bout de six ans, j'ai à nouveau un mari, tu n'y penses pas?

MISTER JOHANN – ... la rose thé des jardins, la rose sauvage des bois...

MADAME GORAK (prend la dernière feuille et la lui tend)... – Voilà, Johann... la Gorak Aciers... prends.

MISTER JOHANN (prenant le papier) – C'est la preuve d'amour que j'attendais.

MADAME GORAK – Je n'ai plus rien sur moi, maintenant.

MISTER JOHANN (ouvrant les bras) – Tu as mes mains, mes bras, mes lèvres pour te couvrir... viens! (Ils s'étreignent. Obscurité).


 

 

 

 

 

Deuxième partie

 

 

 

Mister Johann et Lucas.

 

MISTER JOHANN – Nous avons eu nous aussi notre pinte de bon sang, tu te souviens?

LUCAS – Certainement. Nous avions tout organisé à la perfection.

MISTER JOHANN – Ce fut ton chef–d'oeuvre.

LUCAS – A vous aussi, votre tâche fut difficile.

MISTER JOHANN – Mais le plus grand mérite te revenait. Comme nous en avons ri ensemble! Elle se sentait en sécurité, la veuve, protégée par le mariage.

LUCAS – «La meilleure forme de société», disait–elle, «une institution parfaite qui résiste à tous les coups».

MISTER JOHANN – Elle se sentait inattaquable dans son nid: tout autour des rocs élevés, et un aigle pour la défendre.

LUCAS – Madame Gorak avait oublié que, si dans notre pays le contrat de mariage est bien solide, il y a une autre institution plus puissante et inébranlable l'organisation des impôts.

MISTER JOHANN (riant) – Ah, ah, ah... bravo, Lucas! Je ne pourrai jamais assez te remercier. Ses entreprises avaient prospéré dans mes mains, mais je ne faisais que les diriger: c'était elle la patronne. Tu as réalisé un coup de maître.

LUCAS – C'est la chance qui m'a aidé au début, quand j'ai rencontré par hasard ce déchet d'humanité, l'ex administrateur de madame Gorak... il portait avec la véritable comptabilité des entreprises de votre femme, non pas les budgets arranges sur lesquels avaient été payes les impôts... il pensait s'en servir pour faire du chantage, mais il avait la police aux trousses il devait fuir, se cacher... et c'est ainsi que pour quelques sous il m'offrit la valise de papiers et de registres...

MISTER JOHANN – ... Dont je n'aurais jamais pu me servir. Mais dans ton cerveau jaillit une idée aveuglante.

LUCAS – Là aussi j'ai eu une aide inattendue: cet avion de ligne tombé. Le reste fut facile: une autre poignée de sous, et sur la liste des morts on inscrivit le nom de l'ex administrateur... et la police, fouillant dans les débris de l'avion, arrivait à retrouver une valise, miraculeusement intacte, bourrée d'étranges documents.

MISTER JOHANN – Et c'est là que j'eus mon rôle à jouer. Tu as raison, ce ne fut pas facile pour moi.

LUCAS – Je n'enviais vraiment pas la part que vous deviez prendre à l'affaire.

MISTER JOHANN – La veuve ne pouvait rien soupçonner: tout s'était passé si parfaitement... mais je devais faire très attention de ne pas me trahir, contrôler chacune de mss paroles, chacun de mes gestes, chaque muscle de mon visage... (La lumière du projecteur rejette Lucas dans l'ombre. Mister Johann faire quelques pas vers Madame Gorak qui vient au–devant de lui).

 

MISTER JOHANN – Gorak!... J'ai passé la nuit à discuter avec les avocats nous n'arrivons pas à trouver d'issue, pour l'instant.

MADAME GORAK – Je suis déjà au courant. Le mandat d'arrêt sera signé demain.

MISTER JOHANN – Qui te l'a appris?

MADAME GORAK – A quoi bon le cacher? ... Il vaut mieux que je l'aie su maintenant, pour pouvoir faire mes préparatifs dans le calme.

MISTER JOHANN – Il n'est pas encore dit que tu dois aller en prison.

MADAME GORAK – Si, Johann il n'y a rien à faire, tu le sais bien.

MISTER JOHANN – Il y à une question de droit à laquelle on peut s'accrocher, les avocats l'ont dit eux–mêmes.

MADAME GORAK – Il n'y a rien, Johann... pourquoi t'obstines–tu?

MISTER JOHANN – Je ne peux pas penser que tu vas aller en prison. Je n'ai peut–être pas manoeuvré assez. Je n'ai pas encore trouvé la solution... il doit bien y en avoir une!... Il doit bien exister quelqu'un qui peut intervenir, quelqu'un avec qui pactiser!

MADAME GORAK – Résigne–toi, Johann... comme je l'ai fait moi–même. Au fond, ce n'est pas pour toute la vie... nous aurons encore de belles années à nous.

MISTER JOHANN – Certes! Les plus grands avocats travailleront à te délivrer, rien ne sera négligé, sois–en certaine.

MADAME GORAK – Je le sais. Mais pour l'instant il y a quelque chose de plus important.

MISTER JOHANN – De plus important?

MADAME GORAK – Les entreprises. Tu n'as pas pensé qu'ils vont séquestrer toutes mes propriétés?

MISTER JOHANN – Nous trouverons le moyen de nous en sortir... cela ne m'inquiète pas.

MADAME GORAK – Johann! C'est toi qui parles ainsi?!

MISTER JOHANN – Excuse–moi, mais je ne suis pas convaincu.

MADAME GORAK – Ils vont mettre la main sur tout, ils, vont nous dépouiller de mon travail et du tien... pouvons–nous permettre ça?

MISTER JOHANN – Non, certainement pas... nous les en empêcherons d'une façon ou d'une autre.

MADAME GORAK – Mais comment?

MISTER JOHANN – Je ne sais pas encore... j'en parlerai... Je demanderai conseil...

MADAME GORAK – Réfléchis, Johann! II n'y a qu'un moyen pour empêcher ça: faire en sorte que quand ils voudront mordre, ils ne trouvent rien à se mettre sous la dent. Moi, je ne possède déjà plus rien. J'ai tout arrangé avec le notaire.

MISTER JOHANN – Et les entreprises?

MADAME GORAK – Tout est prêt... il ne manque que ta signature.

MISTER JOHANN – La mienne?...

MADAME GORAK – Les entreprises sont à toi, Johann.

MISTER JOHANN – Tu as renoncé à toutes tes propriétés?

MADAME GORAK – A toutes sauf une seule: notre mariage. A travers toi, je possède encore tout, comme avant.

MISTER JOHANN – Mais alors, je serai seul arbitre.

MADAME GORAK – Tu as peur de décider tout seul?

MISTER JOHANN – Non, ce n'est pas ça...

MADAME GORAK – Alors?

MISTER JOHANN – Je suis étourdi, voilà: ce qui arrive est tellement ahurissant, tellement imprévisible une fenêtre s'ouvre brusquement, et on regarde de mille mètres d’altitude…

MADAME GORAK – Tes yeux sont habitués aux vastes horizons.

MISTER JOHANN – ... Se trouver ainsi, au milieu de la lumière... tout plein d'ombre, et tout seul...

MADAME GORAK – Je serai toujours près de toi.

MISTER JOHANN – Tu auras de mes nouvelles tous les jours, Gorak.

MADAME GORAK – Et comment?

MISTER JOHANN – Tu as oublié notre langage secret? La tulipe orgueilleuse, les liserons capricieux, l'explosion de la rose... mes fleurs te diront tout: mon travail et mon amour... et le souvenir, l'attente, et l'espérance... (Le projecteur se détache de Madame Gorak et reprend dans son cercle Lucas qui rie).

 

LUCAS – Ah, ah, ah... oui, que ce fut un chef–d'oeuvre! Comment avez–vous fait pour éteindre la joie qui se déchaînait en vous? Je vous observais à cette époque et je me disais:«Ça ne durera pas, il ne sera pas capable...» mais si! Vous y êtes arrivé!

MISTER JOHANN – En me faisant violence, Lucas, J'y suis arrivé. Des courants impétueux se creusaient leur chemin en moi, et je les ai freinés. Ça n'a pas été facile, non: des lambeaux de chair déchirée, des faisceaux de nerfs noués... quel jeu terrible, Lucas, quand on vit ainsi, avec tout son être, engagé jusqu'à la plus infime fibre du corps, jusqu'au souffle le plus ténu!

LUCAS – Voila, Mister Johann, pour vous qui cherchez une raison, c'est la un moment important.

MISTER JOHANN – Je ne parviens pas encore à le posséder entièrement.

LUCAS – Analysez bien que trouvez–vous en vous?

MISTER JOHANN – Un sentiment de joie profonde.

LUCAS – A cause de la richesse qui vous tombait dessus brusquement?

MISTER JOHANN – Pas seulement pour ça.

LUCAS – Votre plan a fonctionné, vous êtes content de vous.

MISTER JOHANN – Ça ne suffisait pas non plus.

LUCAS – Vous avez frappé votre premier coup.

MISTER JOHANN – Comment la vengeance pouvait–elle me remplir de joie, alors qu'au moment de la réaliser, je l'avais déjà trouvée mesquine?

LUCAS – Celle qui était faite, peut–être, mais à présent la route était ouverte à toutes les autres.

MISTER JOHANN – Non, Lucas... Moi aussi, a l'époque, Je pensais comme toi, mais je me trompais... voila pourquoi j'ai continué à réaliser mon plan avec une rigueur méticuleuse. Les autres étaient à l'abri derrière leur remparts, et moi, pour découvrir leurs positions, pour arriver à les frapper. Je devais me soulever au–dessus d'eux... et il n'y avait qu'une route pour monter, celle qui menait au royaume du Grand Kirby!

 

Le projecteur rejette Lucas dans l'ombre, et suit Mister Johann qui s'approche d'une longue table, au bout de laquelle, un peu dans l'obscurité grave, sévère, impassible, siège un vieillard: le Grand Kirby. Derrière lui, en transparence, des amas de gratte–ciel et une forêt de cheminées d'usines.

 

MISTER JOHANN – Un moment, je vous prie... laissez–moi bien examiner tout... je veux me rendre compte de l'endroit ou je me trouve... et puis je sens que j'ai du mal a parler... l'essoufflement, peut–être... je viens de loin et j'ai fait tout le chemin en courant... vous le savez, Grand Kirby vous m'avez vu avancer pendant toutes ces années, et vous savez bien ce que cela représente pour moi de me retrouver ici. De l'autre côté, vos secrétaires voulaient m'enlever votre carte d'invitation... mais je l'ai tenue bien serrée: elle est trop importante pour moi, Je ne peux pas renoncer a ce témoignage... Le Grand Kirby, un jour, m'a appelé pour un entretien d'affaires... ici, dans son bureau, où peu de gens ont réussi à pénétrer. Oui, je me suis servi d'une manoeuvre banale, je me suis introduit ici avec une fausse clé, vous le savez... j'ai fait vendre un stock d'acier à un prix inférieur au marché... moi qui établis les prix de l'acier contre vous! Qui est ce Mister Johann?... Un fou?... Un candidat au suicide?... Non: c'est un homme qui cherche à vous rencontrer, qui a des propositions à vous faire et qui n'a pas d'autre moyen pour attirer votre attention... vous avez compris, vous avez senti avec quelle force je désirais cet entretien... qu'est–ce que peut bien avoir à me dire ce Mister Johann?... Quel projet peut–il bien avoir a me présenter, à moi, le Grand Kirby?... Un plan complexe et ambitieux, un projet plein de risques que seul un homme comme vous peut examiner, un dessein gonflé de toutes les présomptions qui peuvent bouleverser un individu comme moi qui est parti de rien pour grimper jusqu'à vous, et qui entend y rester. Je veux arriver moi aussi à me pencher du haut d'une de vos fenêtres sous lesquelles s'ouvre un univers scintillant... je veux enfin découvrir du regard la galaxie des métaux!...

 

Mister Johann se retourne brusquement: près de lui se trouve à nouveau Lucas. Le projecteur a rejeté dans l'ombre tout le reste.

 

MISTER JOHANN – Oui, Lucas, oui... j'ai peut–être compris, maintenant... je suis peut–être arrivé à découvrir la raison que Je cherchais. J'ai compris, Lucas, voila ce qui m'a poussé en avant pendant toutes ces années: ce n'était pas l'ambition, ni l'amour de l'argent... et non plus le désir de vengeance... maintenant je sais, enfin, ce qu'il y avait à l'intérieur de moi... maintenant je vois, Lucas, je vois! (Obscurité).

 

 

 

Intérieur de l'église. Catalinon entre en courant: il est épouvanté.

 

CATALINON – Maître!... Ou êtes–vous?!... Au nom du ciel, maître!... Les soldats arrivent... fuyez, maître!... Non, pas le temps... ils sont ici, cachez–vous... les voilà!... (Catalinon tombe à genoux, feignant de prier. Deux soldats font le tour de l'église. L'un d'eux, arrivé près de Catalinon, lui approche sa lanterne du visage pour scruter sa physionomie. Ayant terminé le tour de la nef, les soldats sortent. Don Juan sort de l'ombre et s'approche de son serviteur). Ah, vous êtes ici!... Heureusement qu'ils ne vous ont pas vu.

DON JUAN – Combien de temps encore avant l'aube?

CATALINON – Au moins deux heures. Mais soyez prudent, ils pourraient revenir.

DON JUAN – Encore deux heures! C'est la nuit la plus longue de ma vie... on la dirait éternelle.

CATALINON – Ne dites pas ça, maître! Dire «éternel» est comme dire «mort».

DON JUAN – Elle te fait encore peur? Tu ne t'es pas encore habitué à la voir près de toi?

CATALINON – Près de moi?! Avec l'aide du Ciel, je suis encore vivant, au milieu des vivants.

DON JUAN – Et cette nuée de mort qui oppresse la ville, tu ne la sens pas? Tu. ne vois pas les pas, dans les rues, soulever une poussière de mort?

CATALINON – Ne plaisantez pas, maître! Je sens sous mes pieds la terre dure et compacte: elle ne s'est pas encore ouverte pour me recevoir.

DON JUAN – Alors crie–le, que tu es heureux de vivre, affirme ton statut, revendique tous les droits qui en découlent. Mais attention, on peut te prendre pour un fou ou te croire: en tant que fou, tu es en sécurité, mais si on te croit, c'est la fin. Il n'y a pas de place pour les vivants là où l'on craint tout ce qui n'a pas la rigidité cadavérique.

CATALINON – Ah, maître! Vous m'effrayez avec vos discours.

DON JUAN – On ne tolère pas même l'idée du mouvement, idiot! La putréfaction des lois, des sentiments, de la morale, est la seule transformation que l'on accepte.

CATALINON – Au nom du ciel, pourquoi parlez–vous ainsi?

DON JUAN – Un vivant comme toi qui préfère le silence! Et qu'est–ce que c'est qu'un instant de silence, sinon un instant de mort?

CATALINON – Non pas le silence, mais pas non plus vos paroles.

DON JUAN – Et alors, lesquelles? Celles que suggère le vieux cadavre de la prudence, et celles que l'on trouve dans le cimetière de la résignation? Tu es mort toi aussi, Catalinon, et tu n'en sais rien.

CATALINON – Et vous, vous vous croyez vivant, vous, avec la sentence qui est suspendue sur votre tête?

DON JUAN – C'est justement cette sentence qui me l'affirme: on veut me ramener à un statut général, tu comprends?... C'est une preuve de plus que je suis vivant que je vais avoir d'ici peu, dans les bras de Stella.

CATALINON – Voilà où aboutit toute votre philosophie sur la vie et sur la mort: séduire une jeune fille, tromper une vierge!

DON JUAN – Je n'ai jamais rien fait de ce que tu dis, Catalinon.

CATALINON – Vous voudriez nier devant moi, qui vous ai suivi comme un chien dans toutes vos entreprises?

DON JUAN – Jeunes filles chargées d'une hypocrisie décrépite, poussiéreuse de préjuges, vierges héritières d'un art consommé, obscène, de l'excitation des désirs. Quelles jeunes filles et quelles vierges? Les troncs abattus ne fleurissent pas, ne font pas de bourgeons, pas de feuilles vertes... seulement de la mousse et des champignons.

CATALINON – Maître! Je les ai bien vues, les jeunettes dont vous avez profité... quelques–unes étaient innocentes comme la neige.

DON JUAN – Il n'y avait rien à offenser, outre leur corps, il n'y avait que fausse vertu, pudeurs simulées… et derrière, une vérité horrible d'égoïsme, de calcul, de malignité.

CATALINON – Et derrière vous... qu'est–ce qu'il y a derrière vous, maître?

DON JUAN – Derrière moi il y a l'enfer, mais les flammes brûlent vers le haut... je ne cache pas ma corruption sous le manteau de l'hypocrisie, moi.

CATALINON – Et vos serments… et les larmes... et les promesses d'amour éternel?

DON JUAN – Un rituel monotone prononcé uniquement pour fournir un paravent à une reddition déjà escomptée. Mensonge contre mensonge. Les miens sont beaucoup moins graves, ce ne sont que des paroles... les leurs, par contre, perfides et déloyales, amenées par la douceur des regards, murmurés par des lèvres de corail, doux comme les lignes de leur corps, chauds comme leur souffle.

CATALINON – Pas seulement des paroles, pourtant. Vous vous êtes servi: vous avez aussi profané le saint sacrement du mariage, vous avez accompli un sacrilège.

DON JUAN – Ça, ce n'était pas un moyen, mais une fin: la trahison était la punition que je voulais donner.

CATALINON – Et au nom de qui l'avez–vous fait? De qui en avez–vous reçu le mandat?

DON JUAN – Qu'est–ce que j'en sais, Catalinon!... Tu le sais, toi comment est fait ton corps, d'où naissent tes pensées?... je l'ai trouvé en moi, imprimé profondément, ce désir ineffaçable.

CATALINON – De qui l'avez–vous reçu, maître?... De l'enfer, peut–être!...

DON JUAN – Si c'est l'enfer qui veut que les hommes apprennent à chercher la vérité en eux–mêmes et autour d'eux, qu ils apprennent à l'aimer... alors oui: c'est de l'enfer!

CATALINON (reculant) – C'est terrifiant... oui, vraiment, maintenant, je vous regarde avec horreur!

DON JUAN – Tu as changé d'idée... ceux qui t'épouvantent, maintenant, ce sont ceux qui secouent de leur corps la poussière de mort (Catalinon continue à reculer jusqu'à heurter des épaules la statue de Don Gonzalo. Il se retourne et tout de suite se recroqueville sur un côté, la tête cachée dans les bras).

CATALINON (dans un hurlement) – Ah, maître!... Qu'est–ce que j'ai vu!...

DON JUAN (Une main sur son épée) – Qu'est–ce qu'il y a?

CATALINON – Là!... Le père de Donna Anna... il est revenu!...

DON JUAN – Qu'est–ce que tu dis... animal!... (Il s'approche)... Tiens!... Tu as raison: il est revenu... mais il pèse un peu plus lourd, à cause de tout le bronze dont il est recouvert, mais c'est bien lui... tout bouffi d'orgueil comme un dindon.

CATALINON – Ce n'est pas bien, maître, de parler ainsi d'un homme que vous avez tué.

DON JUAN – II devrait m'en être reconnaissant, Don Gonzalo De Ulloa: je l'ai aidé à réaliser son rêve: devenir un monument. Maintenant, il est fixé pour toujours dans l'attitude la plus noble qu'il ait jamais eue... avant, par contre, il y avait aussi les moments où il se grattait le nez. Il est vrai que maintenant sur sa tête il y a du bronze fondu... mais que crois–tu qu'il y avait, avant, quand il croyait être vivant?

CATALINON – Ce n'est pas bien, maître!... C'était un glorieux guerrier, et vous ne l'avez pas laissé vieillir.

DON JUAN – Je l'ai cueilli au moment le plus heureux de sa carrière: il venait de revenir d'une bataille victorieuse. Qui pourrait le battre, désormais? S'il avait continué, au contraire, il aurait peut–être connu la défaite ou la fuite... ou bien il aurait perdu la tête, cette tête à présent si vénérée, pour une gourgandine de vingt ans, et il aurait été enveloppé d'un népris général, hypocrite. (Il revient près de la statue, tandis que Catalinon fait plusieurs signes de croix, en murmurant des prières). Non, au fond, je n'ai rien contre vous, Don Gonzalo... sinon, peut–être, un peu de sympathie: vous aussi, vous êtes une victime de ceux qui cachent la cupidité et la lâcheté derrière vos entreprises militaires, de ceux qui vous envoient, l'épée au poing, défendre leurs vices déguisés en vertus.

CATALINON – II a défendu l'honneur de sa fille.

DON JUAN – ... An oui. Donna Anna... elle avait un grain de beauté délicieux sur le cou.

CATALINON – C'est tout le souvenir que vous avez d'elle?

DON JUAN –Est–ce ma faute si, pour le reste, elle était parfaitement identique aux autres.

CATALINON – Vous avez tué un homme pour un grain de beauté?...

DON JUAN – C'est peu, hein?... Et pourtant Don Gonzalo, pour ce grain de beauté, aurait exterminé un régiment. (Bruits).

CATALINON – Les voilà!... Ils reviennent!...

DON JUAN – Va voir: l'aube qui va se lever doit être seulement à moi. (Catalinon s'éloigne et revient tout de suite).

CATALINON – II n'y a qu'une seule personne qui traverse la place... elle est encore loin, et on ne distingue pas bien. (Don Juan se dirige avec Catalinon vers la sortie).

DON JUAN – C'est une femme, animal!... C'est Stella!... Tu ne vois pas que l'aube s'annonce dans le ciel?!... Va réveiller un moine... et qu'il prépare tout, comme s'il devait célébrer la cérémonie.

CATALINON – Réfléchissez, maître, il est encore temps.

DON JUAN – Tu n'as pas compris?

CATALINON – Renoncez à ce dernier péché.

DON JUAN – Je dois te faire goûter du bâton?

CATALINON – La justice divine est implacable, comme sa pitié est infinie.

DON JUAN (se précipitant sur lui) – Coquin, canaille!...

CATALINON (fuyant) – J'y vais, maître, j'y vais... (Catalinon sort en courant. Une femme entre, enveloppée dans une cape: Don Juan va au–devant d'elle).

DON JUAN – Stella!... Mon amour... cette attente fut trop longue, cette nuit, mon temps était immobile...

DONNA ANNA – Le mien aussi... Don Juan Tenorio!... (la femme laisse tomber le morceau de cape qui lui cache le visage. Don Juan fait un pas en arrière et plie un genou en terré).

DON JUAN – Donna Anna!...

DONNA ANNA – Vous n'arriverez pas à accomplir un nouveau méfait, malheureux! Stella est mon amie... elle m'a tout confie, et j'ai reconnu a son récit qu'il s'agissait de vous je ne pouvais me tromper... même rapportées par Stella, vos paroles portaient en elles le feu du mensonge, la blessure de la tromperie.

DON JUAN (tête basse) – Bienvenue, madame... je n'osais pas vous attendre... je savais que je ne méritais pas une telle grâce... Mais le ciel est miséricordieux avec moi.

DONNA ANNA – Ne blasphémez pas en ma présence!

DON JUAN – C'est un signe du ciel que vous soyez ici, au pied de la statue de votre père, pour accomplir votre vengeance... (Il tire son épée du fourreau et la tend à la femme) Voici, madame... que votre main ne tremble pas: votre justice est celle de dieu. Mettez a me frapper toute votre colère... et même si vous m'avez pardonné, frappez–moi tout de même, pour m'accorder votre pitié chrétienne.

DONNA ANNA (jetant l'épée) – Non cette épée qui a touché le sang de mon père ne peut se plonger dans le vôtre.

DON JUAN – Ayez pitié: délivrez–moi de cette vie insupportable!

DONNA ANNA – La hache du bourreau, voila ce qu'il vous faut.

DON JUAN – A quelle longue attente me condamnez–vous encore.

DONNA ANNA – Très brève On vous cherche dans toute la ville: vous ne pouvez pas échapper.

DON JUAN – Mais la grâce du roi peut toujours me sauver au dernier moment.

DONNA ANNA – Que chacun affronte ses responsabilités.

DON JUAN – Ne fuyez pas les vôtres, alors. Demain, vous pourriez vous sentir ma complice, pour tout ce que je serais encore capable de commettre.

DONNA ANNA – Je suis déjà votre complice pour la mort de mon père.

DON JUAN – Effacez votre faute, c'est le moment Vous ne savez donc pas lire le «signe»? Dans le fait que nous nous retrouvons, vous et moi, près de ce bronze maudit qui a écrasé toutes mes espérances, qui a détruit tous mes désirs de vivre?

DONNA ANNA – C'est au fond de vous, non à l'extérieur, qu'a toujours existé la destruction.

DON JUAN – Mais à un certain moment je n'avais plus le choix: mon destin avait été coulé dans le métal... et le vôtre aussi.

DONNA ANNA – Le mien?... Que voulez–vous dire?

DON JUAN – Jamais coup d'épée n'a séparé autant de choses, jamais pointe d'épée n'a écrit de paroles aussi définitives.

DONNA ANNA – Où voulez–vous en venir? Les paroles sont des armes dangereuses, dans votre bouche.

DON JUAN – Il y avait des plaines battues par les vents... mais désormais j'étais cloué à ce bronze... une petite trace de sang entre nous, comme un mur infranchissable...

DONNA ANNA – Entre nous?...

DON JUAN – Entre vous et moi, Donna Anna.

DONNA ANNA – Quelle perfidie, Don Juan! Comme vous réussissez à contrôler chaque parole, à moduler chaque son, à faire glisser votre voix avec son doux poison?!

DON JUAN – Pourquoi devrais–je encore vous mentir? La mort m'attend, sur la place.

DONNA ANNA – Vous voulez cueillir la dernière victoire, me laisser un poignard planté en pleine chair.

DON JUAN – Mon corps est couvert de blessures! Elles se sont ouvertes au moment même où je croisais le fer avec Don Gonzalo.

DONNA ANNA – Allez, frappez je suis prête!

DON JUAN – Je vous aimais, Donna Anna... et je le criais désespérément à ce vieillard qui me cherchait de son épée... mais il était déjà devenu bronze par ses oreilles, par son coeur, par son esprit... il avait devant lui son ennemi, il s'élançait sauvagement contre une armée de Maures... que pouvait mon cri contre la montagne de son honneur?

DONNA ANNA (criant) – Et Stella?!

DON JUAN – Une parmi tant d'autres qui est venue après vous une parmi tant d'autres qui seraient venues si mon billot n'était déjà prêt sur la place.

DONNA ANNA – C'est là votre réponse?

DON JUAN – J'essayais de retrouver une image, un corps... J'ai cherché partout... à chaque fois c'était une lumière soudaine qui s'allumait pour un moment: je voyais la forme d'un solide à laquelle m'accrocher... mais il n'y avait que le vide... de l'air autour de moi, un désert... et des lueurs de fantômes dans l'obscurité glacée.

DONNA ANNA – Comment faites–vous, Don Juan, comment faites–vous a connaître aussi bien le coeur humain... comment faites–vous pour trouver les cordes qui vibrent le plus fort?

DON JUAN – Je connais mon coeur, madame... pendant un temps il a battu au même rythme que le vôtre, et ce rythme, il ne l'a pas encore oublié.

DONNA ANNA – Taisez–vous!... J'ai peur de vous écouter... à présent que tout sombre autour de moi, a présent que tout s'anéantit...

DON JUAN – Je vous retrouver, enfin, Anna, comme cette nuit–là...

DONNA ANNA – Alors, emploie–les, emploie–les bien, tes paroles, Don Juan: elles transpercent et coupent... et elles s'étalent comme l'huile sur les blessures brûlantes.

DON JUAN – ... Oui, cette nuit–là aussi, vous étiez belle, avec vos yeux pleins de péché, enchaînée par la pudeur, et pourtant entraînée à travers les mers et les cieux par le désir vous étiez belle comme aujourd'hui alors que chacun de vos gestes vers moi est un horrible sacrilège... aujourd'hui, avec votre peur folle au coeur, mais une douceur invincible dans les bras, dans tout le corps... un désir insurmontable de vous offrir, de me tendre votre sein ...

DONNA ANNA (tendant les bras) – Mon amour!

DON JUAN (l'étreignant) – Attention, Anna, l'enfer est proche!

DONNA ANNA – Je ne vois que toi, mon amour.

DON JUAN – Attention, Anna: un geste comme le tien déchaîne la colère des vents, dissout les pierres du temps.

DONNA ANNA – Je n'ai plus peur, désormais. Je t'ai cherche moi aussi, désespérément, sans le savoir. Tu étais au–dedans de moi, dans chaque pensée, dans chaque larme, dans chaque cri. Tu étais mon voile noir de deuil, le poignard avec lequel je voulais te punir, le rosaire que je serrais pour prier... je ne te voyais pas, mon amour: le sang versé me brouillait la vue, le cri d'agonie remplissait mes oreilles.

DON JUAN – Je t'ai donc retrouvée, maintenant qu'il est trop tard, maintenant que ma route se termine.

DONNA ANNA – Que dis–tu? Je ne veux plus te reperdre!

DON JUAN – Non, Anna, ce vieillard, derrière nous, a décidé à notre place.

DONNA ANNA – Chut, mon amour! Nous n'avons plus ni famille ni amis... toi et moi seuls, loin de tous, contre tous, s'il le faut.

DON JUAN – Trop tard, Anna.

DONNA ANNA – II n'est pas trop tard... nous fuirons tout de suite, dans mon carrosse: c'est le seul de toute la ville que personne n'osera visiter... nous irons loin, la ou personne ne pourra jamais nous rejoindre...

DON JUAN – Pas même lui? (Il indique la statue).

DONNA ANNA – Tais–toi! Ne me demande rien: je t'ai pardonné.

DON JUAN – Tu as lavé toutes mes infamies...

DONNA ANNA – Toutes, mon amour.

DON JUAN – ... Tu m'as absous pour les femmes que j'ai trompées, pour les fils que je ne connaîtrai jamais...

DONNA ANNA – Une nouvelle saison a fleuri pour nous.

DON JUAN – ... J'ai tué ton père!

DONNA ANNA – Mais je t'aime!...

DON JUAN – Et cela te suffit?

DONNA ANNA – Oui, mon amour... fuyons, vite… fuyons!...

DON JUAN (hurlant) – Non!... (tourné vers la statue)... Tu as été trompé, vieillard!... Tu défendais son honneur, et elle, elle m'a déjà pardonné... elle est prête à m'accueillir dans son lit, parce que ma voix glisse en elle: la satisfaction de ses plaisirs lui semble une raison suffisante!... Vieil imbécile!

DONNA ANNA – Monstre!... Monstre!... (Elle s'enfuit en sanglotant)

DON JUAN – Catalinon!... Tu as entendu, Catalinon?!

CATALINON (Sortant de l'ombre) – Vous étiez sauf, maître!...

DON JUAN – Tu as entendu?... Elle était prête à tout pour apaiser ses sens!... Alors, c'est juste aussi, ce que j'ai fait pour apaiser les miens. Si c'est là sa justification, pourquoi ne serait–elle pas également valable pour Don Juan Tenorio?... Que faisons–nous ici, Catalinon?!... Allons, dehors!... Personne ne pourra me condamner!...

CATALINON (le retenant) – Maître, de grâce!...

DON JUAN (se dégageant) – ... II y a place pour moi aussi dehors personne ne pourra me la refuser!

CATALINON (Il tente vainement de le retenir et le suit vers la sortie) – Au nom du ciel, maître... ou allez–vous? Hors d'ici, c'est la fin pour vous... maître!... C'est la fin!... (Il pleure. Obscurité)

 

 

 

Mister Johann et Lucas.

 

LUCAS – Vous connaissez déjà mon opinion: cette enquête vous a entraîné trop loin, la route a disparu.

MISTER JOHANN – Elle s'est ouverte devant moi, au contraire, brusquement... revivre l'entretien avec le Grand Kirby: que de sentiments s'agitaient en moi ce jour–là! Il était difficile de découvrir le plus important.

LUCAS – Vous êtes certain qu'il y en avait un plus important? Ce pouvait être un parmi les autres qui, par hasard, se détachait de cette mosaïque.

MISTER JOHANN – Non, Lucas: il était au centre de tout, et il a repris sa place il y a peu de temps, quand je parlais aux autres, réunis ici.

LUCAS – C'est étrange, cette impatience que vous avez de chercher, de connaître. Je ne parviens pas a la comprendre, je vous le répète: je mange mon pain, moi, sans me demander si c'est la faim qui me fait ouvrir la bouche ou le besoin de remuer les mâchoires.

MISTER JOHANN – Tu ne peux pas comprendre ce que j'éprouve à avoir fait cette découverte?

LUCAS – Non. Je ne pense pas que tous les recoins de notre conscience puissent être explorés au moyen d'une analyse rationnelle.

MISTER JOHANN – Par peur, Lucas?

LUCAS – Peut être.

MISTER JOHANN – Je devais aller jusqu'au bout. Il y a quelques instants, j'ai prononcé des paroles définitives: elles ne pouvaient pas avoir surgi par hasard sur ma bouche.

LUCAS – Et au fond, qu'est–ce que vous avez trouvé?

MISTER JOHANN – Ma véritable vocation. Tu sais quel était le sentiment qui dominait les autres ce jour ou le Grand Kirby acceptait mon projet?... J'éprouvais une joie bouleversante en pensant que de la position à laquelle j'allais accéder, je pourrais frapper.

LUCAS – Frapper ceux dont vous vouliez vous venger?

MISTER JOHANN – Pas seulement eux... les autres aussi, qui étaient ici tout à l'heure.

LUCAS – Sans exception?

MISTER JOHANN – Sans aucune exception.

LUCAS – Alors, je pense que vous avez perdu du temps a faire vos reconstructions: ces choses s'expliquent facilement par la psychanalyse.

MISTER JOHANN – Tu croîs vraiment?

LUCAS – Certainement. Il y a une enfance malheureuse à l'origine, misère et injustice... et il y a une route difficile à parcourir: durs sacrifices, humiliations à supporter en silence... mais il y a aussi quelque chose de solide sur quoi s'appuyer, quelque chose qui aide: la haine. Le guerrier barbare a conquis la ville. maintenant, il admire la splendeur des palais, des monuments, des temples... mais les peines supportées au cours du siège étouffent la joie du triomphe: la haine 1'emporte et la ville est rasée.

MISTER JOHANN – II n'y a ni palais ni temples: seulement des nids de vipères et des tanières de loups. Je veux frapper leur faim rageuse, punir leur inhumaine férocité.

LUCAS – Vous voulez donc frapper votre propre image?

MISTER JOHANN – C'est le pire crime que j'aie à leur reprocher, de m'avoir forcé à être semblable à eux.

LUCAS – Donc, si j'ai bien compris, votre montée au pouvoir a commencée sous la poussée de l'ambition: vous vouliez conquérir la richesse et la gloire...

MISTER JOHANN – Cela a commencé ainsi, en effet.

LUCAS – Puis, vous avez trouvé des gens dénués de scrupules qui vous ont fait du tort, humilié. Alors a mûri en vous un désir de revanche: la vengeance a été votre principal objectif...

MISTER JOHANN – Oui, Lucas, c'est ça.

LUCAS – ... Et maintenant, cette haine sort du cercle de votre vie privée, se reverse hors de ses frontières...

MISTER JOHANN – ... Sur les responsables, Lucas et il y en a beaucoup... non pas de mon affaire personnelle, mais d'un mal public qu'ils provoquent, acceptent, perpétuent.

LUCAS – C’est un mal ancien. Comment pouvez vous en établir les origines?

MISTER JOHANN – Je sais que le monde est fait à leur image: c'est pourquoi je les juge responsables.

LUCAS – C'est absurde! C'est comme la proue d'un navire qui coupe les vagues: derrière, le sillon disparaît et les eaux se referment Vous croyez qu'après ceux–ci il n'en viendra pas d'autres, en tout point pareils? Et puis, quelle est la signification de la haine qui devient principe moral, qui lève l'épée de la justice?

MISTER JOHANN – Non, Lucas, ce n'est pas un justicier que je veux être: j'ai trop de saleté sur le dos. Le justicier est une statue de vertu et d'héroïsme, il a une conception précise du bien... mais pas le bourreau: il est dans le vice et dans le péché jusqu'au cou, il ne peut brandir que les fers de la torture, le poignard de la punition il ne connaît que le mal qu'il a près de lui, la douleur qu'il sait provoquer. Ma vocation, c'est celle du châtiment!

LUCAS – Exercez–le alors comme il faut, ce métier. Les tréteaux du supplice se dressent sur les places, non au sommet des montagnes, le bourreau chauffe les fers dans les braises, non dans la lave des volcans, il passe la pierre sur les haches, il ne rêve pas d'affiler la faux de la lune... Il naît parfois des justiciers parmi les hommes: ils s'appellent tantôt Oreste, tantôt Hamlet, mais d'habitude ils exercent en famille, ils punissent en privé.

MISTER JOHANN – Ils s'appellent aussi Don Juan, quelquefois que de temps est passé depuis lors, Lucas?... Et qu'est–il resté? Presque rien: quelques pierres griffées par le temps, quelques chroniques de l'époque... et une image intacte dans son dessin, dans sa couleur, dans le vent qui l'enveloppe: Don Juan. Pourquoi lui seul... pourquoi est–il lui seul si vivant dans notre conscience?

LUCAS – Vous avez déjà la réponse, n'est–ce pas?

MISTER JOHANN – Oui. Parce qu'il a été le premier à faire de sa révolte privée une révolte publique. Le premier à affirmer sa liberté contre l'oppression de la morale et de la foi il est encore vivant parce qu'il a osé défiler son temps parce qu'il a refusé les formules commodes d'une existence heureuse et sans souci, pour poursuivre la révolte qui était née en lui au moment même où il avait choisi sa carrière de punisseur.

LUCAS – Vous regardez vous aussi les siècles qui vont venir. Mister Johann?

MISTER JOHANN – Qui te dit que ma position soit celle de l'humilité? C'est peut–être l'acte le plus grave d'une présomption démesurée.

LUCAS – Vous avez raison: votre rayon est celui d'une ambition effrénée, d'un nouvel exercice du pouvoir plus compliqué et plus risqué.

MISTER JOHANN – Je le mènerai à bien dans la mesure de mes possibilités.

LUCAS – En séduisant des Jeunes filles ou... (Il montre le buste)... en invitant à dîner votre Commandeur De Ulloa?

MISTER JOHANN – II s'est écoulé trop de siècles, Lucas. Qu'est–il resté de sacré en eux? Honneur, vertu, sentiment religieux? Rien. Ils ne défendent qu'une seule chose avec acharnement: l'argent... et je les frapperai justement là. Leur argent, désormais, j'en contrôle une bonne partie.

LUCAS – Et vous pensez qu'ils vous laisseront agir?

MISTER JOHANN – Je trouverai même des alliées, au début: les faméliques, ils se lanceront des coups de dents.

LUCAS – Et ensuite, quand ils auront compris votre plan?

MISTER JOHANN – Pour eux, il sera trop tard.

LUCAS – II n'est jamais trop tard pour acheter un sicaire.

MISTER JOHANN – Quand ce moment–là arrivera, je commencerai à regarder derrière moi.

LUCAS – Et pourquoi pas tout de suite? Ce que vous avez dit tout à l'heure laissait peu d'espoir à vos auditeurs.

MISTER JOHANN – Ce fut une erreur... je me suis laissé entraîner par ma colère.

LUCAS – Une erreur impardonnable; vous êtes prêt à en subir les conséquences?

MISTER JOHANN – Que veux–tu dire?

LUCAS – Si Vector a compris votre plan... si Gurgi ou Ladog l'ont compris, ou quelqu'un d'autre, il est bien clair que vous leur avez laissé une seule issue... et peut–être qu'en ce moment le sicaire introduit un chargeur dans l'arme.

MISTER JOHANN – Mais qu'est–ce que tu dis?

LUCAS – S'ils l'ont compris, c'est votre fin, soyez–en sûr. II n'y a pas de place en ce monde pour celui qui refuse les compromis.

MISTER JOHANN – Ah, Lucas... que vas–tu penser?

LUCAS – Et vous, à quoi pensez–vous?...peut–être aux menaces qu'ils ont proférées avant de s'en aller?

MISTER JOHANN – Tu ne les connais pas bien ils sont habitués à tricher.

LUCAS – Mais s'ils avaient compris, Mister Johann? Alors, cette statue aurait resurgi du temps avec une signification actuelle.

MISTER JOHANN – Tu te trompes: celui–ci est le Grand Kirby.

LUCAS – Vous avez longuement fouillé au plus profond de votre conscience, et vous vous refusez à voir ce que vous avez devant vous.

MISTER JOHANN – Qu'est–ce que je dois voir?

LUCAS (lentement) – Que nous sommes restés étrangement seuls, dans cet immeuble.

MISTER JOHANN – Ce n'est pas vrai. (Il fait quelques pas vers le fond, en criant)... eh, là–bas... eh!... il n'y a personne, ici?!... (Il revient à la table et écrase inutilement un clavier de sonnettes, puis il soulève le combiné d'un téléphone et le laisse retomber)... Ça ne fonctionne pas... qu'est–ce que ça veut dire, Lucas?!...

LUCAS (avec force) – Ils ont compris!

MISTER JOHANN – Ce n'est pas possible.

LUCAS – Cette statue est celle de Don Gonzalo De Ulloa... et ici finit l'existence de Don Juan Tenorio.

MISTER JOHANN (hurlant) – Non! (Il veut s'élancer, mais Lucas l'arrête de la main. Bruits).

LUCAS – Vous entendez ce bruit de pas?

MISTER JOHANN – Quelqu'un approche... par là... non, c'est de ce côté!... (Bruits).

LUCAS – Et ce bruit de métal, vous l'entendez?... (Il s'éloigne dans le noir).

MISTER JOHANN – Où vas–tu, Lucas?...

LUCAS – Je n'ai rien à faire avec vous!

MISTER JOHANN – Attends–moi, je viens avec toi...

LUCAS – Non... pas vous, Mister Johann... (Mister Johann fait quelques pas pour suivre Lucas, mais l'obscurité le ramène près de la table. A présent, il cherche à identifier le point d'où proviennent les bruits, enfin il pense avoir trouvé et se retourne vers la personne dissimulée dans l'ombre. Il est agité et s'éponge le front).

MISTER JOHANN – Ne tire pas!... Qui que tu sois, attends!... Je n'ai pas peur de mourir, mais je ne peux pas terminer ma vie maintenant... il ne reste rien de moi si tu me tues, pas même un geste... seulement un geste pour me prolonger... si tu me tues, tout a été inutile, inutile, tout a été erroné: une seule poignée de terre suffira à me recouvrir... attends, je t'ai dit... baisse cette arme... ne tire pas! (Criant)... Non!... (Obscurité).

 

 

 

Intérieur de l'église. Au pied de la statue du Commandeur, le corps de Don Juan, le visage contre terre, recouvert d'un manteau. Autour, les nobles et les conseillers du Roi.

 

1er CONSEILLER – Le voilà, celui qui violait les jeunes filles, l'ennemi de Dieu et de l'honneur!

2ème CONSEILLER – La justice l'a frappé, enfin!

3ème CONSEILLER (incliné sur le corps, il lève légèrement le manteau) – ... Elle a frappé six fois... dans le dos... une seule aurait suffi.

2ème CONSEILLER – Six blessures d'épée?

3ème CONSEILLER – De poignard... au moins à ce qu'il paraît.

1er CONSEILLER – Les soldats de la patrouille doivent bien se défendre... il leur est tombé dessus comme une furie.

2ème CONSEILLER – Ils doivent se défendre... derrière lui.

1er CONSEILLER – II aurait été préférable de le voir mourir dans les mains du bourreau, c'est certain. Le commandant de la patrouille sera sévèrement jugé.

2ème CONSEILLER – Nous nous sommes débarrassés d'un pêcheur, mais nous avons perdu l'occasion d'infliger une punition exemplaire à un péché.

1er CONSEILLER – Courage, messieurs! On dirait que ce cadavre vous pèse sur la conscience. Nous avons tous voulu sa mort.

3ème CONSEILLER – Pas ainsi, toutefois: c'est un cadavre dont nous pourrons difficilement nous défaire.

2ème CONSEILLER – Et que va dire le Roi?

1er CONSEILLER – Consalvo s'est chargé de l'informer.

2ème CONSEILLER – Et s'il n'approuvait pas?

1er CONSEILLER – Alors, Sa Majesté devra accepter le fait accompli: il a même signé la condamnation à mort.

3ème CONSEILLER – Mais pour le peuple il ne s'agira pas d'une condamnation exécutée, il s'agira d'un assassinat.

1er CONSEILLER – Vous vous effrayez pour le peuple? Don Juan n'y avait aucun ami.

3ème CONSEILLER – Il n'y avait aucun ami? Mais alors, à quoi servira sa mort?

1er CONSEILLER – II y avait des spectateurs à ses prouesses. Nous voulions éviter qu'ensuite ils ne l'imitent.

3ème CONSEILLER – Et que montrons–nous maintenant? Que la dissolution trouve toujours son châtiment? Que si la justice divine tarde à venir, la justice humaine frappe à sa place?

2ème CONSEILLER – ... et que cette justice–là enfonce le poignard dans le dos?

1er CONSEILLER – Personne ne viendra jamais nous demander des comptes sur sa mort.

3ème CONSEILLER – Qu'en savez–vous, des agissements des morts sous la terre? Parfois ils creusent des trous dans toutes les directions, et reviennent à la lumière là où s'y attendait le moins.

1er CONSEILLER – Personne ne viendra, c'est moi qui vous le dis!

3ème CONSEILLER – Souhaitons–le, car cette nuit, loin de frapper un pécheur, nous avons peut–être fait un héros.

2ème CONSEILLER(montrant de la tête) Le Roi! (Tous s'inclinent. Le Roi et Consalvo entrant et s'entretiennent à l'écart).

LE ROI – Ce que vous avez fait vous semble–t–il juste, Consalvo?

CONSALVO – C'est pour le bien de l'Etat, pour votre bien, Majesté.

LE ROI – C'est ce que vous dites, chaque fois que vous ne savez que répondre.

CONSALVO – Pourquoi? N'ai–je donc pas des devoirs envers Votre Majesté et envers l'Etat?

LE ROI – Et vos devoirs vous entraînent jusque–là?

CONSALVO – Et même au–delà, Majesté.

LE ROI – Au–delà? Et comment est–il possible d'aller au–delà? La cour du palais est pleine de cavaliers, de chiens et de chevaux: la chasse va partir, on attend plus que moi... et vous, vous vous précipitez dans mes appartements, et vous me traînez ici presque de force!

CONSALVO – Il n'y avait pas autre chose à faire.

LE ROI – Oh, Consalvo, je vous en prie, renvoyez cette réunion... on ne peut pas laisser tous ces gens attendre à l'aube dans une cour...

CONSALVO – Ils attendront, Majesté.

LE ROI – Ce ne sont pas des serviteurs, Consalvo, mais des nobles.

CONSALVO(le montrant) Vos Conseillers aussi sont nobles, et eux aussi attendent votre arrivée.

LE ROI – Il y a également les ambassadeurs de France dans ma cour... que diront–ils de moi? Vous voulez m'exposer a leur critiques?

CONSALVO – Un roi qui s'absente des plaisir mondains pour suivre les affaires de l'Etat est toujours favorablement critiqué.

LE ROI – Des affaires d'Etat si urgentes qu'elles ne peuvent pas attendre la fin de la chasse?

CONSALVO – Oui, Majesté... ayez l'obligeance de me suivre... (Ils s'approchent de la statue. Deux domestiques apportent un fauteuil. Le roi s'assoit). Majesté, la nuit éternelle est tombée sur Don Juan Tenorio: ce manteau recouvre pieusement son corps.

LE ROI – Comment at–il été tué?

CONSALVO – Il essayait de fuir, se sachant recherché, mais une patrouille de soldats lui a barré la passage.

LE ROI – Où a–t–il blessé?

1er CONSEILLER – Il est tombé après un dur combat... il n'y a pas eu moyen de le prendre vivant.

LE ROI – Nous avons demandé où il a été blessé.

CONSALVO(rapidement) A la poitrine, Majesté, d'un coup d'épée.

LE ROI(se levant) Nous voudrions le voir.

CONSALVO(faisant un pas vers lui) Je dois épargner à Votre Majesté une vision désagréable.

LE ROI – Soulevez ce manteau.

CONSALVO(Barrant le passage aux domestiques) – Son visage est marqué par le péché: dans ses yeux écarquillés, dans la grimace horrible de sa bouche, on entrevoit l'enfer.

LE ROI(Il retourne s'asseoir) Don Juan est mort: donc, maintenant, en Castille, les chèvres naîtront à nouveau avec une seule tète. Que voulez–vous encore de nous?

CONSALVO – Votre Majesté doit signer l'avis qui annoncera sa mort dans tous les coins de l'Etat.

LE ROI – Lisez nous cet avis.

CONSALVO – Auparavant, je voudrais que Votre Majesté réfléchisse sur le sens de la condamnation prononcée contre Don Juan et sur la façon dont elle a du être exécutée.

LE ROI – Que voulez–vous dire?

CONSALVO – Un noble qui meurt d'un coup d'épée est tombé avec honneur dans un duel...

1er CONSEILLER – ... presque comme sur le champ de bataille.

CONSALVO – Où est la punition du sacrilège, la vengeance de la vertu... l'exaltation de l'exemple? Où sont–ils?

LE ROI – Et alors?

CONSALVO – La vie scandaleuse de Don Juan ne peut être tronquée par autre chose qu'un acte solennel de justice.

LE ROI – Il y a eu une condamnation à mort.

1er CONSEILLER – Mais pas d'exécution publique.

CONSALVO – ... Donc, puisque la justice humaine, la notre, a fait défaut, la justice divine devra intervenir.

LE ROI – Et de quelle façon?

CONSALVO – L'avis sur lequel Votre Majesté apposera sa signature dira que Don Juan a trouvé la mort ici, près de la statue de l'homme qu'il avait tué, englouti par l'enfer.

LE ROI – Vous êtes tous devenus fous?! Comment osez–vous avancer une proposition pareille... vous ne craignez pas l'excommunication?

CONSALVO – Si la mort de cet homme ne sert pas à la cause du bien, à faire trembler les hommes corrompus, nous l'avons tué en vain, nous sommes tous entachés d'assassinat.

LE ROI – Vous avez voulu que nous le condamnions sans bien nous expliquer son crime, et maintenant vous prétendez que nous signions sa descente aux enfers!

CONSALVO – Nous avons besoin de l'enfer, Majesté!

LE ROI – Ne comptez pas sur nous.

CONSALVO – Il l'aurait trouvé, l'enfer, sans cette maladroite opération militaire.

LE ROI – Ce que nous avons dit est définitif. (Consalvo, d'un geste, éloigne les autres, puis s'approche du roi).

CONSALVO – II y a au moins une heure que, dans la cour du palais, vos invités attendent le début de la chasse...

LE ROI – Vous le comprenez vous aussi, Consalvo, que c'est une trop longue attente?

CONSALVO – Certes, Majesté et je pense également au travail qu'auront les garçons d'écurie pour freiner les chevaux, impatients de s'élancer au galop dans la campagne... et les chiens qui ont déjà humé l'odeur du gibier, qui parviendra a les retenir?

LE ROI – Oh, Consalvo, je vous en prie, faites abréger cette interminable réunion!

CONSALVO – Je peux faire plus, Majesté... je peux l'interrompre.

LE ROI – Vraiment, Consalvo, vous ferez ça?

CONSALVO – Immédiatement, Majesté... (Il déroule le parchemin qu'il tient à la main)... avant, toutefois, une signature sur cet avis.

LE ROI (après une brève hésitation) – Une plume, vite! (On lui tend une plume Le roi signe, puis va pour s'élancer).

CONSALVO – Pas aussi vite, Majesté... un souverain doit revêtir de solennité et d'élégance chacun de ses gestes tout en lui doit exprimer le calme et la pondération, pour que tout le monde sache que chacun de ses actes a été auparavant médité et mesuré. (Le roi sort à pas lents, tandis que tous s'inclinent. Consalvo remet le parchemin à l'un des assistants).

CONSALVO – Qu'il soit crié dans tout le pays, même dans les villages les plus reculés: personne ne doit ignorer la fin de Don Juan Tenorio... (L'autre sort rapidement avec l'avis. Consalvo, aux domestiques)... et vous, apportez la soufre et la poix nécessaires pour arroser ce corps et alimenter un grand bûcher.

3ème CONSEILLER – Vous avez été habile, Consalvo, mais vous avez oublié le domestique de Don Juan: nous ne pouvons le laisser en vie.

CONSALVO – Pourquoi pas? Je dis même qu'il pourra fournir son témoignage, le plus sûr, de ce que nous voulons faire savoir.

3ème CONSEILLER – Vous oubliez qu'il a bien vu comment est mort son maître.

CONSALVO – Si cet homme qui a suivi dans sa vie Don Juan, assistant a toutes ses scélératesses, ne parvient pas a se convaincre que son maître a été englouti par l'enfer, c'est le signe que lui aussi est un hérétique et un rebelle, digne de monter sur le bûcher.

1er CONSEILLER – Son témoignage ne nous fera pas défaut, soyez–en assurés. Et la fin de notre opération ne nous échappera pas non plus; l'acte exemplaire, l'avertissement terrifiant.

3ème CONSEILLER – C'est vrai: l'exemple que nous donnerons aura des dimensions plus grandes que prévu, mais la figure de Don Juan grandira aussi.

1er CONSEILLER – Son crime, vous voulez dire, deviendra démesuré.

3ème CONSEILLER – Certes... car il aura été celui d'un géant. A présent, nous avons résolu nos problèmes, mais nous ne laissons pas derrière nous un simple pêcheur, mais un homme qui a osé défier le ciel.

1er CONSEILLER – Et qui a été réduit en cendres.

3ème CONSEILLER – Mais qui a tenté la confrontation! Le mythe de Prométhée a–t–il été utile à l'Olympe?

CONSALVO – Vous avez raison: le danger existe, et il n'est pas minime. Chaque péché commis est un défi au Tout–Puissant, dans tous ceux qui transgressent la loi Prométhée revit. Est–il bon de le dire a haute voix? Personne ne peut définir si nous avons commis une erreur. Nous n'avions pas d'autre choix, sinon celui de clouer un géant a la montagne, parce que nous savons que Prométhée enchaîné au rocher est un exemple terrible de la colère de Jupiter...

3ème CONSEILLER – ... tant que les hommes auront la terreur de l'Olympe.

CONSALVO – Chacun a son temps devant lui, et décide selon ce temps. Il viendra d'autre saisons sur le monde: saisons de haine et d'amour, de joie ou de désespoir, de rage ou de pardon... peut–être que viendra aussi la saison de la justice, et nous serons durement jugés... mais aujourd'hui, nous hommes responsables, nous devons courir ce risque... (a un domestique)... ici, une torche!... (il met le feu)... Et maintenant, faites sonner les cloches à toute volée... ouvrez toutes grandes les portes... et que le peuple entre!... Aujourd'hui, c'est fête: l'impie a été puni... le sacrilège est vengé!... L'âme de Don Juan Tenorio a été précipitée en enfer! (Les cloches sonnent. Musique d'orgue. Toute la scène s'est transformée en une nef d'église illuminée. Quelques gens du peuple entrent en hésitant et s'arrêtent à distance, apeurés, regardant les flammes qui entourent le corps de Don Juan).

 

 

 

FIN

 

 

 

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Un'intervista all'autore

Intervento al convegno su Ruggero Jacobbi

Un cinegiornale Luce del settembre 1961